L’affaire du curé de Montfroc intervient dans la période que les historiens nomment « la tourmente des inventaires [1] » dans le cadre de la loi dite de « séparation des Églises et de l’État » de 1905.
Mais pour bien comprendre le contexte, il faut remonter à la Révolution qui a mis fin aux privilèges du clergé catholique. La nationalisation des biens de l’Église trouve sa contrepartie dans la Constitution civile du clergé.
Cette Constitution civile du clergé (1790) fait quasiment des membres du clergé des fonctionnaires salariés par l’État sous réserve de prêter un serment de fidélité à la constitution à partir du 4 janvier 1791. Le pape Pie VI condamne cette Constitution civile, ce qui a pour conséquence une division du clergé français entre « jureurs » et « réfractaires » [2].
Quant à l’Église constitutionnelle, elle périclite dès lors que la Convention décide de ne rémunérer aucun culte (décret du 21 février 1795).
On imagine les remous dans la population entre catholiques et anti-cléricaux.
Bonaparte souhaitant régler la question religieuse, nomme Talleyrand – évêque suspendu et excommunié – ministre des Relations extérieures afin de travailler à la réconciliation de la République avec le pape.
Le concordat de 1801 fut signé le 26 messidor an IX (15/07/1801) à minuit entre Joseph Bonaparte, frère du Premier consul et le cardinal Consalvi, secrétaire d’État et représentant du pape Pie VII qui ratifie le texte un moi splus tard, avec la bulle Ecclesia Christi (15 août 1801).
En échange de l’abandon des biens ecclésiastiques vendus depuis 1790, le « gouvernement assurera un traitement convenable aux évêques et aux curés » (article 14). Mais plusieurs dispositions témoignent de la subordination de l’Église vis-à-vis de l’État. Évêques et prêtres doivent prêter serment de fidélité au gouvernement (articles 6 et 7), et doivent faire réciter à la fin de l’office divin le Domine salvam fac Rem publicam (Dieu sauve la République), de la même manière que, sous l’Ancien régime, on chantait le Domine, salvum fac regem (Dieu sauve le Roi).
Pendant tout le temps du régime concordataire (1801-1905), les évêques sont nommés sur proposition du ministre chargé des Cultes après l’accord préalable du nonce apostolique.
Cette pratique a été la source de nombreuses frictions à partir de la Troisième République – ce que Georges Clemenceau nomme le « discordat ». Néanmoins, certains républicains anticléricaux étaient attachés au maintien du Concordat qui permettait de contrôler l’exercice public de la religion.
La loi dite de « séparation des Églises et de l’État » a été votée en décembre 1905 qui stipule dans son article 4 de procéder à l’inventaire des biens mobiliers et immobiliers des églises pour remettre ce qui est nécessaire à l’exercice du culte à des associations cultuelles – ou à d’autres associations, et à défaut à l’État.
Deux éléments vont dresser les catholiques contre la République. La crainte de profanation des tabernacles lors de l’inventaire et de la confiscation de leur contenu d’une part, et l’absence de caution morale de l’évêque dans la constitution des associations cultuelles d’autre.
Cette loi fait tant de bruit que le pape Pie X la critique dans sa lettre encyclique « Vehementer nos » du 11 février 1906.
Voilà brossé en quelques lignes la situation historique dans laquelle se situe cette affaire du curé de Montfroc. Beaucoup de curés se sont opposé à ces inventaires, soutenus par leurs paroissiens. Il y a même eu des coups échangés et quelques morts.
Ce contexte de forte tension a eu raison du cabinet Rouvier qui tombe le 7 mars 1906. Le Président de la République Fallières nomme Sarrien nouveau Président du Conseil. Est appellé au Ministère de l’Instruction publique et des cultes Aristide Briand et Clémenceau à l’Intérieur.
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Tyran, percepteur de Séderon, se présente à Montfroc le 14 mars 1906, une semaine après la constitution du nouveau Cabinet mais – hélas pour l’abbé Heurteloup – quelques jours avant la publication d’une circulaire demandant la suspension des inventaires « au cas où ils doivent se faire par la force » alors qu’il ne reste que 5 000 sanctuaires sur les 68 000 à inventorier.
On dispose d’une autre source mentionnant cet incident : les minutes du procès lui-même ou plus précisément, en forme de plaquette, la plaidoirie de Me Mazen, membre du Barreau de Carpentras, avocat de la défense [3] au Tribunal Civil de Nyons.
Malgré ce que rapporte le Père Cler dans le texte cité par Jean-Pierre Joly, il n’est fait mention d’aucune menace avec arme dans le chef d’accusation.
« A la suite d’une plainte du percepteur et de l’enquête à laquelle il fut procédé par la gendarmerie, M. l’abbé Heurteloup a été cité de comparaître le 30 Mars dernier à 9 heures du matin devant le tribunal civil de Nyons.
Sous la prévention est-il dit dans la citation, d’avoir à Montfroc le 14 mars 1906, outragé par paroles le sieur Tyran, percepteur de Séderon, citoyen chargé d’un ministère public dans l’exercice de ses fonctions, en le traitant d’inquisiteur, en lui disant : ‘Le curé de Montfroc n’ouvrira jamais les portes de son église aux voleurs hypocrites ; et qualifiant la mission dont il était chargé… de besogne ignoble.’ Délit prévu et puni par l’article 224 du Code pénal. »
Mais quel est le contenu de cet article de loi qui n’évoque rien pour les profanes que nous sommes ?
Article 224-1 : « Le fait, sans ordre des autorités constituées et hors les cas prévus par la loi, d’arrêter, d’enlever, de détenir ou de séquestrer une personne, est puni de vingt ans de réclusion criminelle. »
« Séquestration » : l’accusation est grave et dépasse de beaucoup ce qui nous est rapporté de l’incident. À moins que l’on ne se soit appuyé sur l’élément moral :
« L’intention délictueuse est caractérisée par la volonté d’empêcher la victime d’aller et venir librement pendant un temps plus ou moins long ou de l’isoler du monde extérieur ».
Et c’est justement sur l’aspect moral qu’est développée la plaidoirie de Me Mazen. Il convoque la lignée familiale de l’abbé, tant militaire que médicale jusqu’à son bisaïeul ! ;sa fortune personnelle mise toute entière au service de la réfection de l’église ; enfin sa foi en parfait accord avec la ligne officielle de l’Église rappelée par l’encyclique.
A travers la loi de séparation, l’avocat évoque LA LOI « injuste » qui condamna le Christ et Jeanne d’Arc, la loi séculière contraire à la morale chrétienne.
Dans cette optique, les « voleurs hypocrites » ne visaient pas les officiers du fisc dont M. Tyran, fervents catholiques, qui ne peuvent que confesser leur « besogne ignoble » mais – bien au-delà – les députés qui ont voté cette loi contraire à l’esprit du Concordat de 1801.
Enfin Me Mazen rappelle qu’il ne s’est pas trouvé moins de 60 000 autres curés qui ont protesté comme notre abbé contre cette loi. Or ceux-là n’ont pas été accusés au titre de l’article 224 du Code pénal.
Ce qui au passage nous laisse comprendre entre les lignes qu’il y a eu bien plus qu’un simple outrage. Aurait-on évité de mentionner l’arme dans le chef d’accusation pour ne pas envenimer la situation ? A quelques jours de la publication de la circulaire Clémenceau demandant l’arrêt des inventaires, ce ne serait pas impensable.
Au final, bien que les textes prévoient un minimum de 20 ans de réclusion au titre de l’article 224 du Code pénal,
« Le Tribunal après un court délibéré a rendu le jugement suivant :
Condamnant l’abbé Heurteloup, Curé de Montfroc à 6 jours de prison, la loi de sursis lui est accordée quant à la prison. »
Nyons, le 30 Mars 1906.
La morale est sauve et quelques temps après nous retrouvons notre abbé dans les colonnes du journal La Croix du 20 septembre 1906.

NYONS. – A Jerusalem. – Nous apprenons de source certaine que M. l’abbé Heurteloup, curé de Montfroc, va s’embarquer pour la Terre Sainte, avec le prochain pèlerinage de pénitence. Il part avec la bénédiction et les encouragements de Mgr Chesnelong.
Le diocèse ne pouvait être mieux représenté que par celui qui défendit avec une rare énergie les droits de son église contre l’inventorieur, et eut même pour ce fait les honneurs de la correctionnelle.
Nos vœux l’accompagneront dans son pieux voyage et ses prières en retour nous seront acquises.
Dieu le veut !