L’Essaillon
« Entre la Tourre et lou Crapoun,
I a moun païs, qu’ei Sederoun »
Alfred Bonnefoy-Debaïs

Etudier, préserver et faire connaître le Patrimoine Historique, Naturel et Culturel de Séderon et de sa Région

Lou Trepoun 23
Un journalier aptypique
Article mis en ligne le 29 septembre 2013
dernière modification le 13 décembre 2014

par CHARROL Jean-François

Au cours des années qui précédèrent la deuxième guerre mondiale, puis, pendant la décennie qui suivit, et au-delà, on voyait à Séderon, et aux environs, souvent au moment des gros travaux agricoles, un journalier itinérant qui répondait au nom de VALADIER. Il avait, disait-on, été élevé comme enfant de l’Assistance publique à LACHAU ; sa résidence principale se trouvait donc dans ce village. Mais il était connu, et même peut-on dire célèbre, dans tout le canton, pour son adresse au travail, ses récits facétieux et son comportement hors normes.

De taille à peine moyenne, il présentait un visage souvent mal rasé, aux pommettes rougies par de petits vaisseaux sanguins très apparents. Avec sa gorge perpétuellement enrouée – peut-être à cause de l’abus du tabac, aggravé le cas échéant par celui de l’alcool – il s’exprimait d’une voix rocailleuse. La cigarette roulée de sa main se consumait lentement à ses lèvres. De temps à autre, avec un briquet à essence, il en rallumait le bout noirci tout en aspirant avec un plaisir évident. Vêtu proprement mais sans recherche, sauf exception, il portait toujours une casquette large, à la mode ouvrière du moment.

Très moqueur, il distillait une ironie parfois abrupte à l’égard des notables ou de ceux qu’il considérait comme tels. Affichant une philosophie anarchisante dans ses propos, il n’en était pas moins considéré généralement avec sympathie car son attitude était purement verbale, dépourvue de toute agressivité et plutôt tournée vers la dérision.

Très loquace il s’exprimait indifféremment en patois ou en bon français, usant à bon escient des divers registres de langue. Il aimait raconter des histoires vécues qu’il avait rapportées de ses nombreux périples en France, plus particulièrement dans le midi.

Il exerçait son métier de journalier en fonction des saisons : vendanges et cueillettes de fruits en Vaucluse, récolte du tilleul et des fleurs de lavande autour de Lachau, Séderon et Mévouillon ; on le voyait beaucoup au moment des moissons, puis des battages (car, en ce temps, on battait les gerbes à l’aide d’une machine spéciale la « batteuse » qui séparait la paille du grain).

Valadier se déplaçait à bicyclette entre ses différents chantiers, éventuellement en car. Travailleur adroit et polyvalent, il avait acquis quelques compétences en maçonnerie et était employé dans les fermes, en dehors des activités agricoles pour tout ce qui concernait l’aménagement et l’entretien des maisons, tantôt comme manœuvre d’un artisan maçon, tantôt à son propre compte, à la journée. C’est au cours des travaux des champs que je l’ai le plus souvent rencontré.

Ma mère et moi participions chaque année à la campagne des moissons dans quelques fermes : chez M. GIRARD à la Grandchane, chez Noël DETHES ou d’autres dans le voisinage. C’était l’époque où les blés étaient encore coupés à la faucheuse mécanique – « la machine » – tirée par deux chevaux et sur laquelle prenaient place deux hommes assis sur des sièges rigides ; l’un, conducteur, aux rênes, un autre à la « javelle » ; ce dernier, muni d’une sorte de râteau de bois à long manche provoquait, à partir des tiges coupées tombant sur le tablier de la « machine », la formation de petits tas à peu près semblables et déposés sur le champ à des distances égales (ces tas étaient les « javelles »). Il s’agissait de lier ces paquets en gerbes à l’aide d’une poignée de pailles, surmontées de leurs grains, préalablement choisies en fonction de leur longueur et de leur solidité.

J’avais des difficultés à maîtriser la technique traditionnelle de liage [1]. Valadier m’avait enseigné une manière plus rapide qu’il appelait « à l’anglaise », critiquée, mais tolérée par les propriétaires qui craignaient un défaut de solidité. Notre journalier non conformiste, se distinguant à bon escient, utilisait cette méthode rapide en diverses circonstances, notamment lorsqu’il se pressait de terminer son lot pour venir au secours des attardés. En effet, tandis que la « machine » tournait autour de la pièce de blé tout en fauchant, le périmètre de cette dernière diminuait régulièrement, de même que la durée d’un tour. Il fallait donc rapidement se saisir des « javelles » déposées sur le sol et les attacher, les jeter en toute hâte hors du parcours, avant le nouveau passage de la faucheuse.

Lieurs et lieuses étaient répartis à des distances sensiblement égales entre eux sur le pourtour du champ, de manière à avoir à peu près le même nombre de gerbes à traiter. Valadier prenait sa large part du travail et éventuellement venait aider celles ou ceux qui se laissaient engamoner [2], c’est à dire se laissaient déborder, rattraper par la « machine » (qui devait alors s’arrêter, et attendre pour repartir que le retard soit éliminé). C’est dans cette situation que notre ami liait « à l’anglaise » ; il en était de même lorsque la présence de plantes piquantes gênait l’activité des moissonneurs. Toute une gamme de végétaux étaient redoutés et provoquaient des cris : les différentes espèces de chardons parmi lesquels le beau chardon bleu et le célèbre chardon des champs bien connu sous l’appellation patoise locale de chaussier [3] et que les Provençaux nomment caussido [4]. On craignait surtout les terribles aurioles [5] dont la variété centaurée du solstice présente des fleurs dorées bardées de pointes très cruelles.

A propos des épines, Valadier, qui avait toujours une bonne histoire à raconter, évoquait, gestes à l’appui, un curieux personnage qui vivait à Séderon, quartier de la Bourgade, et connu sous le surnom de « Bijou ». Ce dernier dont je n’ai gardé qu’un souvenir très vague si ce n’est celui d’un homme sombre, parfois ivre et menaçant, avait paraît-il l’habitude, en présence d’une moisson épineuse, de pratiquer un remède radical. Selon notre conteur, Bijou saisissait brutalement une poignée de plantes piquantes et s’en frottait les mains avec force. Après cette mesure préventive, il pouvait, paraît-il, affronter sans douleur les gerbes hérissées de chardons. Quel Séderonnais pourrait confirmer la validité de cette version du « combattre le mal par le mal » ? De toute façon, même celui qui la racontait ne se risquait pas à en vérifier l’efficacité...

Lorsque la récolte était terminée sur une parcelle, il s’agissait d’achamper [6] c’est-à-dire de rassembler les gerbes couchées, en larges cercles pour qu’elles sèchent avant d’être mises en meules (ou gerbiers). Valadier ne se faisait pas prier ; il mettait un point d’honneur à se charger mains et bras pour transporter un nombre maximum de ces lourdes bottes d’épis, d’autant que cette opération annonçait souvent la fin de la demi-journée et qu’on allait pouvoir se reposer un peu et parler plus librement.

Le repas de midi réunissait les moissonneurs sur le chaume, à l’ombre d’une haie ou d’un arbre bien orientés ; il était apporté, en général par l’épouse ou la fille du propriétaire dans de grands paniers d’osier recouverts d’une serviette. Le menu, le plus souvent, comportait : charcuterie familiale, omelette, salade éventuellement et fromages, sans oublier les boissons ; eau fraîche et vin rouge. Cette pause de restauration et de détente permettait la relaxation des muscles fatigués. Valadier, alors, ne se faisait pas prier pour narrer quelque aventure qu’il avait vécue en d’autres lieux. Il engendrait une atmosphère de gaieté. Ce moment de vraie convivialité au sein du petit groupe réjouissait le propriétaire, pour qui la joie était un facteur d’efficacité dans le travail (anticipation de la notion moderne de psychostimulation). On dirait aujourd’hui que notre vaillant journalier avait des qualités d’animateur ; néanmoins il consentait à respecter la tradition d’une courte sieste qu’il accomplissait un peu à l’écart, la casquette enfoncée sur le visage.

A vrai dire, nous avions affaire à un véritable humoriste s’employant souvent à caricaturer les attitudes et les propos qu’il jugeait abusifs de la part des méchants, des « riches » et surtout des prétentieux. Il se posait verbalement en redresseur de torts. Il racontait des altercations, grossissant sans doute les traits, avec de prétendus « bourgeois ». Il aurait, selon lui, répliqué à l’un d’entre eux qui ne le gobait pas, et le persiflait : « ame dous brins de juvert dins lei narri faria una bella testa de pouarc dins la vitrina de Moutin », ce qui, dans son patois mixte, signifiait : « Avec deux brins de persil dans les narines, vous feriez une belle tête de cochon dans la vitrine de Moutin [7]. » Ce propos pittoresque, bien dans le style de Valadier, fut-il réellement tenu à l’adresse de son destinataire ? On peut en douter. De toute façon, notre héros racontait l’algarade, réelle ou imaginée, en soulignant les aspects comiques, pour la plus grande joie du cercle qui l’entourait.

Valadier ne manquait pas la fête votive de Séderon où il pouvait retrouver ses amis, dialoguer, raconter... Ce jour-là, ainsi que pour la fête dite de « La Bourgade » qui se tenait sur la place du Pont, il arborait une casquette neuve très « prolo » et un foulard rouge noué autour du cou, en tant que symbole de la révolte ouvrière et d’un rêve de justice. Il ne manquait pas d’assister, parmi la foule des spectateurs, à l’ouverture du bal dont l’espace était délimité par des poteaux habillés de feuillages de buis verts et reliés par des guirlandes revêtues du même ornement qui, avec les couleurs nationales décorait également l’estrade réservée à l’orchestre. Il était de tradition que les festivités s’ouvrent par l’exécution de l’hymne national, puis de l’Internationale. Lorsque les musiciens attaquaient ce dernier morceau précédant les danses, notre luron manifestait ostensiblement ses sentiments prolétariens en levant le poing, selon un usage bien établi dans les milieux ouvriers et syndicaux sous la troisième République. Puis il allait de groupe en groupe, d’une baraque foraine à l’autre, comme d’autres badauds, se faisant remarquer ici ou là par quelque propos sarcastique. Parfois il participait, en équipe, au concours de boules, plus particulièrement lorsqu’il se disputait à la pétanque. Mais le plus souvent, il se contentait de circuler parmi les différents attroupements, à la recherche de spectacles, ou d’amis ouverts à ses facéties et susceptibles de boire un ou plusieurs verres en sa compagnie. C’est seulement en ces journées festives qu’il lui arrivait d’être un peu éméché. On le voyait alors, complètement transformé : sa démarche lourde et sa voix plus rauque traduisaient un état d’ébriété qui était pour lui l’accompagnement logique de la fête. Il n’était pas le seul à se trouver en gaieté. Sans doute, notre personnage cherchait-il dans la joyeuse compagnie et l’alcool une compensation aux rudesses de la vie et de son existence solitaire.

Un jour, il se sentit probablement usé par des années de dur labeur, diminué par l’âge et la maladie. Contraint à cesser ses activités, il a dû se réfugier dans un hôpital-hospice de la région, Buis-les-Baronnies ou peut-être Vaison-la-Romaine où il a terminé ses jours, non sans avoir, on le devine, raconté ses aventures à des compagnons du moment, rêvant peut-être d’un impossible « Germinal » du monde rural.

J.F. CHARROL