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L’Essaillon
« Entre la Tourre et lou Crapoun,
I a moun païs, qu’ei Sederoun »
Alfred Bonnefoy-Debaïs

Etudier, préserver et faire connaître le Patrimoine Historique, Naturel et Culturel de Séderon et de sa Région

Lou Trepoun 22
Lou maneschau
Article mis en ligne le 29 septembre 2013
dernière modification le 4 mars 2024

par CHARROL Jean-François
« Espores un pau, vous vau faire descendre dei l’amount ! »
(Attendez un peu... je vais vous faire descendre de là-haut !)

C’était « le Justin » autrement dit. M. ARNAUD, le maréchal-ferrant qui, sorti de sa forge, de sa voix forte et rocailleuse, nous intimait sévèrement l’ordre de redescendre. Une fois de plus, il venait de nous apercevoir, arpentant fébrilement le pied des rochers abrupts de « La Tour » qui dominent les flancs de la montagne s’inclinant vers la route de l’Essaillon. Enfants, nous étions à la recherche de l’hysope, cette labiacée aromatique et médicinale qui fleurit en été parmi les bancs de roche. Trahis par nos cris de joie à chaque découverte, nous étions vite repérés. Justin ARNAUD que nous redoutions à cause, sans doute, de son aspect robuste et de la puissance de son organe vocal interdisait à quiconque de fréquenter les pentes qui faisaient face à sa maison située en bordure de la route au bout de la place du Pont. Son atelier et son magasin étaient disposés au rez-de-chaussée ; il craignait que des pas imprudents là-haut parmi les masses calcaires, ne détachent des blocs qui auraient roulé vers sa demeure. Nous connaissions les raisons de l’interdiction mais nous nous laissions tenter par l’espoir de découvrir les plus belles de ces fleurs violettes ; je reviendrai plus tard sur ce sujet.

L’homme que nous redoutions avait à Séderon le statut d’un artisan très considéré, très connu dans les campagnes et les villages d’alentour. On l’appelait « lou maneschau » dans le patois local. Pour ses amis – nombreux – c’était « Justin », « le Justin » ou encore « Lou Justin ». Dans les communes voisines, on parlait de « l’Arnaud » (prononcé l’Arnaou). Artisan polyvalent, il savait travailler le fer à la forge où ses gros bras noueux frappaient avec vigueur sur l’enclume le métal rougi, à coups de masse ou de marteau. Ainsi pouvait-il réparer outils agricoles et instruments aratoires, fabriquer à la demande rampes, balustrades et autres ferrures.

Sa forge, souvent enfumée, avec l’odeur particulière et piquante de la combustion vive du charbon contenant des traces de soufre, était assez étroite et encombrée de matériels divers. La porte, presque toujours ouverte, laissait voir l’intérieur. De l’autre côté de la route, parallèlement au bâtiment, étaient stockées de longues barres de fer de différents types attendant une utilisation proche ou lointaine, en fonction de la demande. Justin Arnaud était aussi réparateur et vendeur de machines agricoles. Quelques unes étaient exposées dans ou devant un magasin attenant à l’atelier : faneuses, râteaux faneurs, d’autres étaient simplement représentées sur de grandes affiches colorées que l’on pouvait apercevoir à travers le vitrage armé de la large porte.... Il représentait la marque « Deering ».

Mais, la principale activité du maréchal résidait dans le ferrage des bêtes de trait. Au temps que j’évoque, avant et pendant la deuxième guerre mondiale, les tracteurs n’étaient pas encore utilisés dans la région de Séderon, à l’exception peut-être de la ferme de « Préverdian » qui possède des champs vastes et plans. Les engins de l’époque n’étaient pas adaptés à la culture de montagne. Et puis, la traction animale représentait une valeur sûre confortée par une tradition millénaire… Chevaux, juments, mulets et mules, quelques ânes aussi, peuplaient les écuries, dans les fermes, dans le village même où vivaient de nombreux propriétaires cultivateurs dont certains exerçaient occasionnellement une activité de roulier, transportant par charrettes ou tombereaux le bois de chauffage, le sable, les matériaux de construction ou d’autres denrées.

Le ferrage périodique était une nécessité qui créait une animation spectaculaire à l’entrée du bourg, sous les rochers, où régnait en maître, Justin ARNAUD, tel Vulcain aux portes des forges de l’Etna.

De fait, notre maréchal emportait avec lui comme une aura sulfureuse, un peu de l’odeur piquante de la fumée du charbon, lorsqu’il quittait son travail. La pose des fers se déroulait selon une sorte de rituel que j’ai pu maintes fois observer, en compagnie de camarades, à bonne distance ; c’était la condition sine qua non de l’acceptation de notre présence. Les opérations se déroulaient suivant une rythme soutenu. Usant d’un jeu de mots facile, on pourrait dire que, tout en étant très occupé, Justin Arnaud n’avait pas de travail. En effet, il n’utilisait pas, contrairement à certains de ses confrères cet instrument de bois et de métal fixé à un mur, servant à immobiliser l’animal pendant le ferrage et qu’on appelle « travail » du nom de l’ancien instrument de torture moyenâgeux qui a finalement désigné la principale activité humaine. Justin Arnaud, chez qui on sentait une véritable passion pour les animaux de trait, se gardait de leur imposer des contraintes qu’il jugeait vaines. Il connaissait le caractère ombrageux, docile ou rétif des bêtes qu’il voyait régulièrement et prenait des mesures en conséquence. Généralement, l’animal, attaché par la bride à un anneau fixé au mur de façade, ou tenu par le propriétaire, conservait une liberté de mouvement ; ainsi ne s’affolait-il pas. En principe, le maréchal demandait au maître de tenir à une bonne hauteur, à l’aide d’une courroie de cuir, le pied du cheval tourné vers l’opérateur. En présence d’une bête indocile il grondait : « Te vau faïre teni tranquille, iéu » (Je vais te faire tenir tranquille, moi).

Ou bien, selon les cas, il flattait l’animal par de légères tapes sur l’encolure, en l’appelant par son nom. Et, quelle que soit la stratégie utilisée, le calme revenait et les opérations pouvaient se poursuivre. Une fois le pied nettoyé, sous le sabot il fallait couper la partie inférieure, trop développée, de ce dernier pour le ramener à la dimension correcte, puis affiner à la râpe.

Après ces soins de véritable pédicurie, l’emplacement du fer était prêt. On l’essayait rapidement, puis le cheval pouvait se reposer un moment en mettant le pied à terre. Pendant ce temps la future « chaussure » chauffait sur les charbons ardents de la forge ; quelques coups de soufflet la rendaient rouge vif. Alors, prestement, avec ses pinces à longues branches, le maréchal amenait ce morceau de métal presque incandescent à la place préparée sous le sabot que le propriétaire devait à nouveau tenir énergiquement car c’était une phase critique : la corne grésillait dégageant une fumée âcre qui inquiétait parfois la bête. Quelquefois, il était nécessaire de remodeler le fer en le forgeant à nouveau sur l’enclume. Quelques brefs coups de marteau adaptaient définitivement l’objet à sa destination. Après refroidissement dans un bac d’eau, il fallait procéder au clouage. Frappés à coups de marteau experts, les longs clous s’enfonçaient facilement dans la corne – étonnamment insensible ! Leur extrémité dépassait parfois vers l’extérieur de la paroi verticale du sabot ; de longues tenailles lestement maniées coupaient net la partie saillante, et le pied enfin chaussé pouvait être reposé à terre. Restait à répéter l’opération pour les autres membres. Des temps de « pause » étaient ménagés à l’animal, en fonction de son impatience.

Avec la distanciation que permet l’écoulement du temps, j’observe qu’en dépit de la rudesse relative des mœurs de l’époque évoquée, Justin Arnaud avait un profond respect des animaux qu’il soignait. Il manifestait un souci constant de leur éviter des souffrances inutiles, de les traiter, pourrait-on dire, humainement.

Sans doute, les « bêtes » comme on disait, avaient-elles un prix marchand et une valeur de travail qui incitaient au soin à leur égard, mais surtout notre maréchal était passionné par son métier.

Cependant, même lorsque devenu veuf il vécut seul, il n’en était pas moins un bon vivant, rejoignant ses amis au bar de la Bourgade où ils dégustaient tout en bavardant leur « canon » de vin blanc ou rouge selon les cas. Ce café fut tenu par M. BOGNOL puis par Henri TOUCHE.

Se retrouvaient là, souvent à jour ou heure fixe, quelques habitués d’humeur généralement gaie, taquins et farceurs. Parmi eux on voyait, avec Henri Touche, Maurice Guilliny, entrepreneur de maçonnerie, Victorin, le charron qui travaillait parfois près de la forge, au bout de la place du Pont, lorsqu’il procédait au cerclage des roues de charrettes. Il m’a été raconté qu’un matin ces trois compères s’entendirent pour faire une farce au « maneschau ». Ils se postèrent séparément et de façon naturelle sur le trajet de Justin et l’apostrophèrent tour à tour, d’un air sérieux, ce qui dans le patois séderonnais (que je m’efforce de reproduire) donna à peu près ceci :

Premier compère :

-- Fan de p... sies ben pale quei matin !
(... tu es bien pâle ce matin !)

Justin :

-- Ah ! vo ?
(Ah ! oui ?)

Deuxième compère :

-- Que t’arriba ? sies malaut ?
(Qu’est-ce qui t’arrive ? tu es malade ?)

Justin :

-- Sei pas, siéu beléu un pau las.
(je ne sais pas, je suis peut-être un peu fatigué)

Troisième compère :

-- Mai as marrie mina ! Te sentes mau ? As febre ?
(Mais tu as mauvaise mine ! Tu te sens mal ? Tu as de la fièvre ?)

Justin :

-- Crese pas. Vau veire !
(Je ne crois pas, je vais voir !)

Sur ce Justin tourna les talons et rentra chez lui où il se sentit réellement malade et se mit au lit pour toute la journée...

Nos trois farceurs rirent bien sous cape. L’histoire ne dit pas s’ils avouèrent à leur ami la plaisante machination qui avait réussi au-delà de leurs espérances. Mais le maréchal, lui même amateur de bons tours avait une solide personnalité qui pouvait de toute façon lui permettre d’ignorer la mystification. La considération amicale dont il était l’objet ne risquait pas d’être atteinte…

Que Justin Arnaud fut passionné par le monde des animaux de trait n’échappait à personne. Sa compétence s’affirma lors d’un épisode qui est resté gravé dans ma mémoire en raison de son caractère inattendu, voire insolite.

Un jour. M. Elie Constantin, propriétaire à Séderon, constata que l’un de ses chevaux était malade. L’animal fut conduit sur un terrain, propriété de M. Constantin, à St Charles près de la grande croix de bois qui s’élevait encore en ce lieu, non loin de l’endroit où le chemin tournait en direction du cimetière. Le cheval fut attaché à un pieu au moyen d’une longue corde. Il se mit à tourner ainsi autour du point d’attache représentant le centre de la circonférence qu’il décrivait sous l’empire de la douleur – une affection intestinale selon Justin Arnaud que le propriétaire avait fait prévenir. Bon nombre de Séderonnais venaient en curieux observer ce spectacle de l’animal essayant de calmer sa souffrance par l’agitation. De fait, le cheval marchait rapidement, la tête fièrement levée, comme s’il implorait. Le vétérinaire de Laragne, appelé, examina rapidement l’animal puis repartit. Il semblait impuissant. Il échangea quelques propos que je n’entendis pas avec M. Constantin et M. Arnaud. Ces derniers continuèrent à discuter après le départ du spécialiste. Justin Arnaud réfléchissait, supputait, émettait des hypothèses, visiblement touché par l’impuissance des hommes devant la souffrance de la bête pour laquelle une issue fatale était à craindre. Il parlait de « boyaux noués » – me semble-t-il. Les spectateurs, en haleine, attendaient, c’est le cas de le dire. le dénouement. Intervint-il quelques heures plus tard, où le lendemain. Je ne sais plus. Mais je revois bien dans mon souvenir la scène finale.

A un certain moment « Lou Justin » proposa et tenta une opération de la dernière chance en désespoir de cause. Devant la foule des gens curieux et admiratifs il demanda une bouteille d’huile (de cuisine) qu’on alla chercher, s’enduisit soigneusement la main, le bras nu – il avait déjà retroussé très haut ses manches de chemise – jusqu’à l’épaule. Et après avoir selon son habitude flatté l’animal à l’encolure et sur la croupe, tenu qu’il était par d’autres mains vigoureuses à la bride, le maréchal parfaitement attentif et conscient du risque encouru, enfonça la main, puis le bras dans le rectum du cheval. Il tâta ainsi lentement. précautionneusement à l’intérieur du ventre sans craindre une éventuelle ruade ; il s’exclamait sur la contraction des tissus qu’il palpait, leur température. Peut-être ramena-t-il dans ses doigts, de cette exploration interne quelques débris provenant de l’intestin de la bête ; je ne sais. Il retira le bras, estimant avoir agi au mieux. Le cheval calme (ou épuisé ?) fut ramené lentement vers son écurie du village. Les 13 curieux commencèrent à se disperser débattant des chances de succès de l’intervention. Un Vieil homme moustachu. le « Zène » (Eugène), le fusil en bandoulière, reprit son chemin vers les buissons d’aubépine au bas des premières pentes de la Tour accueillant ordinairement grives et merles.

On entendit un coup de feu. Le chasseur disparut sous une épaisse fumée (il avait tiré une cartouche « à la poudre noire »). Lorsqu’elle se dissipa, le Zène réapparut, dépité. Ce fut un éclat de rire général et comme la fin du spectacle qui avait tenu en haleine nombre de Séderonnais anciens ou jeunes autour du sort d’un cheval. On apprit plus tard que ce dernier s’était finalement tiré d’affaire... hasard heureux ou suite bénéfique de l’intervention du « maréchal ». Qui peut le dire ? Cependant, le dévouement de Justin Arnaud, sa volonté de sauver l’animal me laissent, après des décennies, très admiratif. Même si, peut-être, le souvenir s’est quelque peu embelli avec le temps, il reste que notre « maneschau » à l’apparence rugueuse était un artisan remarquablement humain, consciencieux et généreux. Vertus du passé ou d’un avenir à construire ?

La maison du « maneschau » est la seconde à droite, avec le balcon.
© Essaillon

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J.-F. CHARROL