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L’Essaillon
« Entre la Tourre et lou Crapoun,
I a moun païs, qu’ei Sederoun »
Alfred Bonnefoy-Debaïs

Etudier, préserver et faire connaître le Patrimoine Historique, Naturel et Culturel de Séderon et de sa Région

Lou Trepoun 37
Des plaisirs et des jeux
Article mis en ligne le 5 octobre 2013
dernière modification le 13 décembre 2014

par CHARROL Jean-François

Lorsqu’au début de la décennie 30 mes parents vinrent prendre la succession de l’épicerie de la veuve Lambert sur la « Planette », et pendant les années qui suivirent, la population jeune et enfantine était nombreuse à Séderon. Les jeux des garçons et des filles, généralement séparés, entretenaient, en dehors des horaires scolaires, une animation joyeuse et turbulente au grand dam, parfois, des adultes, gênés dans leurs propres travaux ou déplacements ; ils préféraient nous savoir à l’école et pestaient contre nous sans méchanceté : « Aqueles droles ! » Ah ! ces enfants !

Mais, justement, le jeu n’était pas absent de l’école ; la récréation rythmait le temps du village ; c’était comme une institution qui, par sa régularité et son gai vacarme entendu de fort loin, indiquait aux travailleurs des champs le milieu de la journée.

BARRE, BARRON, BARRETTE, VINAIGRE ET HUILE…

La mise en service du nouveau groupe scolaire, avec sa vaste cour qui nous parut immense par rapport aux quelques mètres carrés dont nous disposions sur le chemin de la Rosière, à l’ancienne école, permettait des évolutions larges et rapides. Le traditionnel « jeu de barres », importé de je ne sais où par je ne sais qui, put se développer pendant les temps de repos scolaires. Ses règles très strictes donnaient à nos ardeurs physiques et à nos intelligences malicieuses la possibilité de s’exprimer pleinement.

Dans la cour des garçons les joueurs divisés en deux camps se plaçaient en ligne sur les deux côtés opposés. Pour engager la partie, un des garçons venait vers le camp d’en face et tapait trois fois légèrement, sur la paume de la main ouverte d’un adversaire désigné qui tendait le bras ; en se tenant le plus loin possible, méfiant et prêt à fuir, il accompagnait ces trois tapes de la formule rituelle, d’une voix en decrescendo : « Barre ! Barron ! Barrette ! » puis s’enfuyait à toutes jambes pour revenir sur sa ligne en évitant de se laisser rejoindre par l’adversaire qui s’était lancé à sa poursuite dès la dernière syllabe de « Barrette ». Ce dernier était lui-même menacé par un joueur du camp opposé sorti après lui de sa propre ligne.

Le joueur qui « engageait » devait non seulement savoir ruser, en faisant mine de temporiser, mais aussi et surtout être capable de sprinter, de feinter, par de brusques changements de direction. Lucien Gionaglio, Elie Blanchet, très rapide, et Paul Jullien, amateur de crochets inattendus excellaient dans cet exercice. Une fois la partie engagée, elle continuait selon les mêmes principes. Tout joueur avait le droit de « toucher » un antagoniste s’il était lui-même sorti après ce dernier de son propre camp (voir en annexe une formulation précise de la règle du jeu). L’expression « j’ai droit sur toi » signifiait : « j’ai quitté ma ligne après que tu sois sorti de la tienne, donc j’ai le droit de te toucher et tu seras pris ». Les prisonniers étaient alignés en file perpendiculairement à chaque camp ; ils pouvaient être « délivrés » par un coéquipier si ce dernier, bravant le groupe adverse, parvenait à s’approcher d’un captif et à le toucher. Il y avait parfois des contestations sur l’antériorité ou la postériorité des sorties des uns et des autres, car elles constituaient le fondement du « droit ».

Mais l’ensemble des participants avec, parfois, le concours de spectateurs témoins, rétablissait rapidement la sérénité des esprits ; les querelles à ce propos étaient rares.

Nous avions le sens de la règle (et de l’honneur) que nous inculquait notre maître, Monsieur Delhomme, dans d’autres domaines au cours des leçons de morale et d’instruction civique, sans compter la toute puissante discipline de l’orthographe avec ses participes passés, ses sept noms en ou, ses sept noms en ail d’où émergeaient les bijoux, les cailloux, les baux et les coraux !... Je me dis aujourd’hui que cette familiarité avec la pratique de la règle, fût-elle de jeu, nous initiait de façon inconsciente à la compréhension et à l’application spontanée des codes sociaux, sans doute plus apparents à cette époque que de nos jours.

Les filles, de leur côté s’activaient au non moins traditionnel « saut à la corde », soit individuellement, soit, le plus souvent en groupe. Dans cette dernière situation, une cordelette de plusieurs mètres de longueur était tenue aux extrémités par deux volontaires jouant à la fois les rôles de pivot et de moteur de la rotation. Au départ le filin, non tendu restait à pendre en forme de large courbe ; les deux fillettes imprimaient alors à la corde un léger mouvement de balancement effleurant le sol et murmuraient à chaque aller et retour une sorte de comptine reprise par l’ensemble du groupe sautillant :

« A la la un…
au premier passage rasant le sol, puis
A la la deux…
c’était comme une mise en train, lente, très lente, que les deux maîtresses du jeu prolongeaient malicieusement...
A la la trois...
(un peu plus haut)
A la la quatre...
A la la cinq...
et, brusquement :
Sautez !
Elles imprimaient vivement à la corde une rotation rapide tandis que les autres sautaient à pieds joints en chœur à chaque tour. Parfois l’une annonçait :
d’un pied !
Et c’était le saut sur un pied,
de l’autre ! »
Et on changeait. Celle qui « accrochait » s’excluait d’elle-même.

Lorsqu’il ne restait plus, après des abandons successifs, qu’une ou deux sauteuses en action, l’une criait (parfois les deux) :

Vinaigre !
La corde alors tournait à un rythme d’enfer. Les pieds joints montaient et descendaient frénétiquement jusqu’à l’essoufflement des deux rivales en endurance qui demandaient alors :
Huile !
pour obtenir un ralentissement progressif du rythme.

Lucienne Guilliny (devenue plus tard madame Jean Touche) excellait dans ce sport ainsi que Pierrette Imbert (madame Abel Touche). Les garçons, quelquefois, lorsque le jeu se déroulait hors de l’école, s’y essayaient, attirés par les variations de rythme très spectaculaires qui exigeaient des prouesses d’adresse et de maîtrise de la respiration toujours appréciées de nos jours par les professeurs d’éducation physique sur les plateaux des établissements scolaires.

Les filles jouaient aussi à « la marelle » exercice aux règles strictes, moins violent mais tout aussi charmant.

Il se déroulait sur un tracé géométrique préalablement dessiné à la craie sur une surface lisse, trottoir ou coin de place ; une suite de grandes cases carrées ou rectangulaires disposées en une sorte de croix représentait par exemple les jours de la semaine. Il fallait se déplacer en sautant à cloche-pied sur ce parcours, tout en poussant avec le pied actif une pierre plate ou un morceau de carreaux en terre cuite, sans mordre sur la raie.

Au milieu de la semaine, pirouette rapide, retombée pieds joints sur le jeudi et nouveau départ vers le dimanche ; là, nouvelle pirouette et retour en sens inverse. Il y avait d’autres formules de parcours. De toute façon, si la pierre était poussée hors du tracé ou à cheval sur une ligne la joueuse était exclue pour le temps de la partie.

Les filles exerçaient également leur adresse à la balle, selon diverses modalités, en la faisant rebondir le plus rapidement possible, en la frappant avec la paume de la main, soit vers le sol, soit vers un mur, tout en accompagnant les gestes de comptines ou formulettes traditionnelles avec diverses pirouettes ou actions pendant que la balle effectuait son parcours (par exemple frapper, une, puis deux etc... fois des mains derrière son dos avant de rattraper la balle). Ici encore l’agilité de Lucienne, de Pierrette, de Louisette (devenue Madame Moullet Elie) était remarquable – à ne parler que des plus jeunes.

Les garçons s’en mêlaient parfois mais ils préféraient courir dans le village ou jouer à saute-mouton. Pour cet exercice, très physique, des volontaires moutons s’alignaient en s’espaçant, courbés vers leurs chaussures, dos plat, les mains aux genoux, tête rentrée. Les sauteurs s’élançaient et s’appuyant sur le dos des moutons sautaient par-dessus en écartant les jambes. Les plus forts demandaient quelquefois à ceux qui supportaient de se placer côte à côte ; c’était à qui en franchirait le plus grand nombre. D’autres demandaient aux moutons de se relever un peu plus à chaque saut. À ce jeu les plus lourds ne brillaient pas, ils se dévouaient donc à tenir le rôle le plus ingrat ; aussi, de temps en temps songeaient-ils à se venger de leur maladresse en faisant mine de s’effondrer à l’approche du sauteur.

DES BILLES PLEIN LES POCHES

La belle saison ramenait, en même temps que les hirondelles sur les fils téléphoniques, les rituels jeux de billes, nombreux et variés. Le plus important était « le triangle » tracé sur le sol et sur lequel les participants misaient un nombre déterminé de billes. À partir d’un premier lancer à la main où chacun s’efforçait de placer sa propre bille le plus près possible du triangle couvert par les mises, (l’ordre d’entrée en jeu étant déterminé par la distance au triangle) la partie s’engageait. Tour à tour chacun jouait sa bille personnelle (tenue sur la première phalange du pouce plié vers l’intérieur de la main et serrée par l’index replié) en la projetant par une détente brusque des doigts, de manière à l’approcher du triangle. Il s’agissait ensuite, une fois arrivé à bonne portée de « sortir » les billes misées, en visant bien et en tirant avec force pour pousser hors du tracé celle qui était désirée. Avec un peu de chance plusieurs étaient « sorties », et ainsi gagnées. Certains comme Louis Touche ou Marcel Dumont tiraient leurs billes de façon singulière et plus élégante, en la catapultant par détente brusque du majeur contenu un instant par la première phalange du pouce ; une violente chiquenaude en somme ; c’était un style original. Ceux qui avaient sorti de nombreuses billes au cours de diverses parties rentraient chez eux les poches pleines et les versaient à leur trésor dans une boîte ou un sac personnels. Ceux qui avaient perdu, fort marris de leurs poches vides, allaient se ravitailler au magasin d’Aline et Marius Chauvet les marchands de jouets de la grande rue. Et ils pouvaient redorer leur prestige.

FOND DE TRAIN SOUS LE SOUSTET ET LA CRIMEYE ET APRES LES « VOLEURS »

Après la classe, une fois le goûter avalé et, pour certains, après la rédaction des « devoirs du soir », nous nous retrouvions en divers lieux, par groupes d’affinités ou de proximité pour des parties de poursuites appelées « bèque » (origine non établie).

— Ce soir, vous venez jouer à « bèque » autour du « Soustet » ? Le Soustet, c’était le passage voûté sous la maison et le café tenus par Monsieur et Madame Pellat près de la place de la fontaine de la République.

On désignait rapidement « celui qui attrape » – souvent un volontaire – qui, à un signal convenu (je compte jusqu’à 10), poursuivait la troupe de ses camarades courant « à fond de train » jusqu’à ce qu’il parvienne à toucher un attardé, lequel devenait à son tour poursuivant. Lorsque Paul Jullien tenait ce dernier rôle, il usait régulièrement d’une ruse qui, bien que connue, réussissait souvent : une fois la course bien lancée, à toute allure, autour du Soustet, il stoppait brusquement dans la zone d’ombre sous la voûte et repartait aussitôt en sens inverse ; les fuyards entraînés malgré eux par la vitesse acquise ne pouvaient repartir instantanément en sens opposé, et se laissaient surprendre par Paul qui jubilait, ainsi que ceux qui avaient réussi à ne pas être « touchés ». Nos amis de Rivaine descendaient quelquefois de leur quartier pour participer à ce jeu captivant, de même que ceux des fermes qui flânaient dans les rues avant de rentrer chez eux ou qui, comme Albert Gauthier, restaient le soir chez leurs grands-parents au village.

Certains jours, quelqu’un proposait :

— « si on allait à La Crimeye »...

Le jeux de « bèque » y était semblable, mais tandis que le parcours du Soustet était plat, celui de La Bourgade se déroulait sur un sol rocailleux par endroits : un chemin de terre dominé par la masse sombre de la Tour qui répercutait les cris monotones du « Dugou », le hibou grand-duc perché dans les roches ou peut-être sur le vieux cyprès rustique qui se dressait à mi-pente ; deux notes tristes dans le soir : « Hou...Hou », « Hou...Hou ».

Cependant, poursuivis et poursuivant dévalaient d’un train d’enfer l’étroit passage de la Crimeye, à grandes enjambées qui effrayaient les poules de la maison Maurin à l’heure où elles rentraient au poulailler. Les volailles épouvantées s’enfuyaient, battant des ailes et poussant de grands cris, amplifiés par l’écho, qui alertaient le grand-père Maurin surnommé « le Mi » (vraisemblablement un diminutif de son prénom).

Le Mi, déjà âgé, avec son visage anguleux, son menton osseux et sa barbe blanche nous terrifiait. Il s’engageait derrière nous sous la galerie en brandissant, d’un air menaçant, une longue latte de saule. Sans doute ses gestes n’avaient-ils qu’un caractère purement dissuasif car jamais il n’atteignit quelqu’un ; nous le redoutions, mais cette crainte faisait partie du jeu au point que, de temps en temps, pour faire vibrer ce sentiment de peur qui nous hantait dans la ruelle l’un d’entre nous annonçait, sans raison apparente, l’arrivée imminente du croquemitaine : « Le Mi !... Le Mi ! ». Et nous courions de plus belle en frissonnant délicieusement...

Lorsque nous nous trouvions en nombre suffisant nous jouions « aux gendarmes et aux voleurs » – appellation consacrée par l’usage. Deux groupes antagonistes se formaient par cooptation, le territoire autorisé était préalablement défini. C’était, en général, la grande rue et la Rosière avec les passages adjacents.

Il arrivait, sur ce vaste domaine, que des garçons plus âgés viennent se mêler à nos ébats, tant pour se distraire eux-mêmes que pour faire étalage auprès de nous, « les petits », de leur force, de leur endurance, de leur esprit plus audacieux. Je garde en mémoire, à ce propos l’image de Maurice Bonnefoy installant orgueilleusement et pointant avec suffisance sur « la Planette » une « mitrailleuse » de sa conception rapidement montée avec des tiges sèches de topinambours qui provenaient des champs bordant la Rosière. C’était strictement inefficace pour la capture des voleurs mais, l’imagination aidant, ce dispositif contribuait puissamment à créer l’ambiance.

TOURNE, TOURNE JOLI MOULIN

Dans « la petite classe » de Madame Jourdan nous avions chanté « le joli moulin », parfois repris chez Monsieur Delhomme.

« C’est jeudi, courons à la rivière
Faisons un moulin de fins roseaux ;
Construisons une digue de pierres,
Pour détourner le courant de l’eau. »
..............................................

C’était comme une recette dont nous nous inspirions pour fabriquer de petits moulins à eau, simples, rustiques, comme la mélodie, mais efficaces quant au jeu. Deux tiges de saule – non pas de roseaux trop fragiles – taillées en planchettes d’une douzaine de centimètres de longueur, sur un à deux de largeur, glissées en croix dans les fentes pratiquées dans un troisième morceau cylindrique, formaient la roue avec son axe. Deux petites fourches coupées sur d’autres rameaux constituaient les supports que l’on plantait sur un bord accessible de la Méouge près des passerelles à un endroit où le courant, éventuellement canalisé par une digue de pierres, était suffisant... Et le moulin tournait, souvent par à coups, en raison de son caractère rudimentaire, mais sans vraie panne.

« Tourne, tourne joli moulin
Tournera tournera sans fin ! »

disait le refrain appris à l’école. Quelles joies ! Presque le mouvement perpétuel ! Un souvenir anecdotique à ce sujet : Monsieur Daspre, le père de notre ami André (Dédé), un matin d’été traversait la « Planette », emmenant avec lui son fils, il tenait à la main un moulin de bois léger, sans doute de sa fabrication, bien plus beau et plus technique que les nôtres et que j’imaginais tournant superbement avec ses longues pales de bois clair, bien dessinées, comme de véritables aubes. Je les regardais, avec envie, se diriger vers la passerelle de l’amont ; par timidité, plutôt que par discrétion, je n’osai pas les suivre. Et pourtant quelle envie de voir cette merveille se mettre en mouvement.

SABA, SABA MOUN SUBLET : DU SIFFLET AU MIRLITON

Le saule, cet arbre salutaire des bords de rivière nous offrait bien d’autres possibilités de création. Au moment de la sève montante lorsque l’écorce verte des jeunes branches se détache facilement, venait le temps des sifflets ; fabrication simple que m’enseigna un « grand », Marcel Dumont, dont je suivais souvent les activités aux champs, le jeudi. Il fallait couper une branche verte d’une dizaine de centimètres de longueur, un centimètre à un centimètre et demi d’épaisseur, avec un bon couteau de poche (le « Trente Deux Dumas » ou « l’Opinel ») entailler la circonférence près d’une extrémité, réaliser de l’autre côté une petite encoche dans l’écorce et dans le bois (qui serait l’orifice de sortie de l’air) taper sur l’écorce avec le manche du couteau en rythmant cette opération par une chansonnette en langue du pays :

« Saba, saba moun sublet !
(Sois en sève, sois en sève mon sifflet !
Ai perdu moun coutelet
(J’ai perdu mon coutelet)
Dins la vigne dou Cadet
(Dans la vigne du Cadet)
Lou Cadet me l’a trouva
(Le Cadet me l’a trouvé)
Me l’a rendu »
(Il me l’a rendu)

Après ce traitement musical, on pouvait détacher facilement le manchon d’écorce délimité par l’entaille initiale, puis réaliser un à-plat à l’extrémité du bois choisie pour l’encoche et diamétralement opposé à celle-ci, tailler en biseau cette extrémité (comme une flûte douce), replacer ensuite le manchon d’écorce avec son orifice correspondant à l’encoche.

Le sifflet était alors prêt à fonctionner. Quelle émotion lorsqu’au premier essai un son plus ou moins aigu, plus ou moins aigre, consentait à sortir du petit instrument ! Mais l’harmonie n’était pas notre premier souci. L’important était de se faire entendre. Le plus souvent quelques derniers ajustements et mises au point à l’aide du couteau étaient nécessaires. Après, on pouvait fièrement aller casser les oreilles des passants dans la rue ou celles des parents à la maison.

Le plaisir de construire, la joie de produire des sons, voire de la musique si constant dans les préoccupations enfantines, de nos jours, comme hier, trouvaient à se manifester par d’autres voies. Après le saule, le sureau. C’est avec de jeunes branches de cet arbre que nous fabriquions le petit instrument tout à fait rudimentaire appelé mirliton dont l’usage a pratiquement disparu. Il fallait couper un morceau d’une dizaine de centimètres de longueur, environ, en expulser la moelle souple en la poussant avec une tige cylindrique rigide - un crayon par exemple. Sur le tube ainsi obtenu, on pratiquait deux encoches vers le milieu, on obturait chacune des deux extrémités avec une feuille de papier à cigarettes bien tendue et liée par un fil. Ce papier mince et fragile était utilisé par les fumeurs pour rouler le tabac gris et vendu dans toutes les épiceries sous deux marques principales « Job » et « Riz–Lacroix », en petits carnets (on disait plutôt « cahiers »). Avec ses deux membranes de papier, le mirliton fonctionnait à la manière d’une flûte : lorsque l’on soufflait en chantonnant par l’un des trous, l’autre étant alternativement fermé et ouvert par un doigt, les membranes vibraient et produisaient une mélopée dont la musicalité était largement fonction de l’art du souffleur. Le gros sureau qui s’élevait dans le jardin de Monsieur Rolland en bordure du chemin descendant vers la Méouge face à l’ancienne Poste, fournissait en abondance la matière première.

Des activités artistiques, on passait facilement, le moment venu, à des occupations plus utilitaires. De la culture à l’économie.

La Méouge qui favorisa vraisemblablement en des temps anciens l’installation du village inspirait souvent nos activités. Sur ses bords nous pratiquions la pêche à l’ablette, au barbeau, à la truite, dédaignant le petit vairon qui pullulait dans les « gours » entre les passerelles, la pêche aux écrevisses, à la balance, en amont vers les Iscles. Le ramassage des escargots dans les oseraies ou le long des haies, après les averses nous permettait de gagner quelque argent. Nous les vendions à des négociants de Séderon. Il en allait de même de la cueillette de l’hysope dans les roches du Crapon ou de la Tour ; nous la vendions par petits paquets dans les rues de Séderon, et plus particulièrement à Camille Jullien. Mais le jeu, le jeu purement gratuit, reprenait vite ses droits.

L’AVENTURE TOUS AZIMUTS

Comme la plupart des enfants et sans doute de tous les êtres humains, nous étions imprégnés par le besoin de s’abriter, de se loger. Pas le mythe de la caverne, mais tout simplement celui de la cabane. Il s’en construisait en divers lieux, pour divers jeux. Un jour un groupe important se constitua autour de l’idée de la construction d’une grande cabane qui serait implantée non loin du village mais dans un lieu peu fréquenté qui permettrait les rassemblements hors de la vue des curieux. L’endroit choisi se trouvait dans un petit vallon en bordure du chemin de Bail à quelques mètres au-dessous du seul châtaignier que j’aie jamais pu voir à Séderon et qui appartenait, me semble-t-il, à la famille Bernard.

L’abattage de jeunes chênes sur les pentes voisines du Crapon nous fournit les éléments principaux des murs, de la charpente et du toit couvert de branches feuillues. Les piquets des angles, solidement enfoncés conféraient à l’ensemble une grande solidité. Cette réalisation par une équipe d’amis décidés et solidaires permit maintes réunions et dînettes très conviviales qui suscitèrent des jalousies ; et, après quelques semaines, des vandales (vraisemblablement des aînés dépités par notre réussite) saccagèrent l’édifice en notre absence... Mais, ce fut une belle aventure !

Une autre, plus osée, plus dangereuse aussi, fut celle du « dénichage » des faucons près de la ferme de La Croze, sur la commune de Vers. Léon Folcher, le fils du fermier, nous avait alertés, à l’école, sur la présence d’un nid construit et habité par ces rapaces à la cime d’un très haut peuplier qui s’élevait dans une prairie non loin du chemin de Saint Côme. On en parlait beaucoup dans la cour de récréation. Léon qui observait les oiseaux régulièrement nous racontait les évolution, les allées et venues des faucons ; on pouvait en conclure l’existence, dans le nid, d’une progéniture à nourrir. Notre curiosité s’aiguisait chaque jour. L’idée germa d’aller s’emparer de la couvée, de recueillir les petits et de les élever. Il fallait opérer avant que les fauconneaux ne quittent le nid. Une équipe de volontaires se forma, la date de l’expédition fut choisie, une stratégie définie, sous la direction de Léon – et à l’insu des parents de ce dernier. Nous savions de façon plus ou moins vague par des lectures faites en classe que les père et mère de rapaces défendaient « bec et ongles » leurs oisillons ; il fut donc décidé de se munir d’une arme, au cas où... Ce serait une faucille. Elie Blanchet fut volontaire pour l’attaque du nid. Lucien Gianoglio avait préparé le transfert des jeunes volatiles et leur élevage chez lui.

Au jour dit, arrivés à vélo, nous avançons dans le pré vers l’énorme peuplier en évitant de nous faire repérer par les parents faucons. Décidé, mais tout de même un peu inquiet, Elie grimpe lentement et silencieusement, armé de sa faucille (quelle imprudence !). Le voici au sommet. Les gros oiseaux s’envolent mais tournent dangereusement autour de notre camarade ; perché à une quinzaine de mètres au moins au-dessus du pré, Elie donne des coups de faucille dans tous les sens pour se protéger. En bas nous sommes figés par l’angoisse. Soudain, peut-être décontenancé par l’agressivité des parents oiseaux, Elie perd pied et nous le voyons tomber dans le feuillage heureusement très serré. Ouf ! Il est retenu par les branches inférieures et fort heureusement stoppé dans sa chute ; ayant réussi à reprendre pied solidement, il remonte courageusement au niveau du nid. Il s’empare alors des petits qu’il lance avec force, un par un vers le sol. Ceux-ci, ne sachant pas encore voler tombent en planant sur le pré et se cachent dans les herbes où nous les récupérons facilement.

Les petits faucons, placés dans la cage grillagée qui avait été préparée sont amenés dans l’atelier-débarras situé sous la cuisine du restaurant Gianoglio (celui même où nous avions construit notre avion de carnaval). Nous avions prévu de nourrir les prisonniers avec des déchets de viandes récoltés chez les bouchers du village ; ce qui fut fait pendant quelques jours. Les petits faucons prenaient des forces, nous leur rendions visite le soir après la classe. Mais les parents de Lucien qui avaient accepté de bonne grâce le principe de cet élevage hors norme se lassèrent d’être sollicités eux-mêmes pour distribuer la pitance aux petits rapaces qui méritaient bien ce nom car ils étaient de plus en plus voraces et agités. Il fut donc décidé de libérer les captifs. Je n’ai jamais su dans quelles conditions s’effectua l’opération. On ne reparla plus des faucons, mais on se souvint des émotions de cette expédition dont nous n’avions pas mesuré au départ toutes les difficultés et surtout les dangers.

Cependant notre esprit éveillé et notre imagination féconde devaient collectivement s’exercer dans un tout autre domaine qui nous ramène à la Méouge, source et objet de nombre de nos plaisirs.

REVE INTENSE ET PROJET FOU

La circulation automobile commençait à prendre de l’importance, deux ateliers de mécanique auto fonctionnaient dans le village (Ollivier-Grimaud et Pelloux). L’utilisation des véhicules entraînait la consommation d’huile livrée en bidons métalliques (comme parfois l’essence). Premiers outrages de la pollution techno-industrielle, les bidons vides traînaient dans les endroits désignés pour la décharge, à proximité des bords de la Méouge et parfois s’en allaient flottant au gré du courant. Notre rivière roulait en hiver et au printemps, jusqu’aux maigres de l’été, une masse d’eau importante ; d’où l’idée d’une navigation possible qui germa dans l’esprit collectivement fertile d’un petit groupe, par un mélange d’utopie immense et de pensée pratique. Il fut envisagé de récolter des bidons vides jusqu’à ce que leur nombre permette de construire un radeau en les reliant par des attaches de fil de fer. La collecte progressive des bidons se poursuivit pendant des mois et soutenait le rêve, surtout au moment des crues de printemps.

Nous nous voyions déjà conduisant à la perche notre radeau sur les flots rapides de la rivière. Sans doute était-il possible de naviguer sur les eaux printanières ; on pouvait l’envisager, au moment des basses eaux, sur quelques « gours » plus particulièrement le « gour » du « Soïll » – ou du « Sauill » (orthographe inconnue) situé sous le mur de la Bourgade à l’endroit où le courant venait frapper le bas de la muraille de l’atelier Touche (à l’époque).

Ce « gour » profond d’environ 1,50 m à 2 m qui semble avoir disparu aujourd’hui nous fascinait parce qu’on distinguait, vus d’en haut, dans les remous, de nombreux poissons, ablettes, barbeaux et de grosses truites quasi immobiles. Mais le spectacle des maigres eaux en été, entre les « gours », limitait les possibilités de descente du cours de la rivière et rétrécissait notre perspective nautique. Finalement le départ du village de la famille Chauvet (épiciers de la grande rue) dont les fils avaient été les principaux initiateurs du projet, sonna le glas de l’entreprise.

La navigabilité de la Méouge sur notre engin de conception simpliste était aussi chimérique que la venue des « coquecigrues » pour reprendre un mot « à sauver » de Bernard Pivot. Mais l’important avait été d’avoir osé en rêver. Sans doute les enfants de nos jours, à l’ère de l’informatique, dans d’autres conditions, peuvent-ils investir leur imagination dans des projets aussi utopiques et fantasques. C’est nécessaire à leur développement mental comme ce le fut pour nous au début de l’âge de l’automobile... et du bidon à huile.

Jeannot Charrol
(J.F. CHARROL)

P.S :

À peine avais-je mis le point final à cette chronique que paraissait dans la presse des commentaires relatifs à la reparution, en juillet 2004, du magazine pour l’enfance et la jeunesse « Pif gadget ». Selon leurs auteurs les nouveaux numéros contenaient des indications sur le moyen de « fabriquer des moulins à eau pour trois fois rien ». L’intérêt de notre jeu Séderonnais des années 30 n’aurait donc pas faibli !
ANNEXE

Le jeux de barres ; règle : (extrait du Grand Larousse Encyclopédique – Edition 1960, tome 1)

« Divisés en deux camps les joueurs de « barres » se rangent aux deux extrémités de l’emplacement choisi. Un joueur du camp n° 1 va provoquer un des joueurs du camp adverse et regagne son camp, poursuivi par son adversaire. Un autre joueur du camp n° 1 sort à son tour et a « barre » sur le poursuivant mais doit se sauver à son tour devant le deuxième joueur du camp n° 2 qui se sera lancé à se poursuite. Tout joueur attrapé est fait prisonnier et les joueurs de son propre camp doivent chercher à le délivrer, la partie prenant fin lorsque l’un des camps a réussi à faire le nombre de prisonniers qui a été convenu. »

La règle appliquée à Séderon différait peu de celle-là. La fin de la partie était déterminée par la fin de la récréation. On disait : avoir « droit » sur quelqu’un plutôt qu’avoir « barre » sur quelqu’un.