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L’Essaillon
« Entre la Tourre et lou Crapoun,
I a moun païs, qu’ei Sederoun »
Alfred Bonnefoy-Debaïs

Etudier, préserver et faire connaître le Patrimoine Historique, Naturel et Culturel de Séderon et de sa Région

Lou Trepoun 52
La Fête Votive de Séderon
(suite)
Article mis en ligne le 13 août 2015
dernière modification le 28 août 2015

par JOUVE Suzanne

Voici que dans le rond deux hommes se présentent ; ils ont quitté blouse, gilet et même la chemise ; ils n’ont gardé que leur pantalon. A les voir ainsi à moitié nus, avec leur large torse poilu qu’ombragent deux gros tétons qui feraient envie à plus d’une parisienne, peuchère, avec leurs bras sillonnés par leurs veines tendues, leurs épaules carrées et leur cou de taureau, avec leur figure bronzée couverte de poils noirs et leurs yeux brillants qui regardent droit devant eux, il est facile de reconnaître les descendants des vieux gaulois, nos aïeux valeureux, qui sur terre ne craignaient que le tonnerre de Dieu.

Les voilà qui s’avancent l’un vers l’autre, se touchent la main, se regardent amicalement car ils se connaissent, ils se savent aussi volontaires l’un que l’autre et pareillement animés de l’espoir de vaincre, ils se promettent que la lutte sera loyale : il n’y aura pas de coup traître, il n’y aura que la force contre la force, l’adresse contre l’adresse, cela est bien compris ; tant mieux pour celui qui aura tété le meilleur lait.

Tout à coup, ils reculent d’un pas, déjà leurs yeux s’animent, leur sang bouillonne en eux, ils viennent de se toiser ; et comme deux taureaux, ils s’avancent l’un vers l’autre et s’attrapent ; pendant un moment, ils se testent et on pourrait croire en les voyant faire qu’ils jouent. Mais attendez qu’ils fassent usage de leur force et de leur malice, attendez qu’ils aient fini de se tester, attendez que les voix des hommes et surtout celles des femmes qui forment le cercle se fassent entendre : oh, alors, vous les verrez se raidir sur leurs mollets, les tendons sous leur peau s’étireront, leurs veines se regonfleront de sang, tout leur être tressaillira à l’appel des voix féminines.

Tenez, les voici qui s’échauffent, se serrent, se tassent, s’attrapent de nouveau ; leurs mains en claquant sur leur dos y laissent des marques rouges ; épaule contre épaule, tête contre tête, leurs bras souples se lient, s’enchaînent autour de leurs côtes : toutes les ruses sont maintenant mises en mouvement ; leurs pieds s’écartent, leurs jambes se campent, leurs corps se tassent, s’étirent, se tordent, se retordent, se redressent et se raidissent ; les talons se plantent, les orteils mordent la terre, on ne voit qu’efforts et on n’entend que souffles. Les gens qui sont venus les voir ne bougent pas, ils sont cloués, étonnés par ce jeu où l’adresse et la force animent le courage ; et chacun absorbé par la lutte, au fond de lui-même, suit et fait les mêmes efforts que les lutteurs : ce sont mille âmes qui luttent avec ces deux hommes.

Aïe, quelle est cette rumeur de voix humaines ! Tout l’alignement des têtes qui forment le rond a bougé : aïe, l’un des deux hommes vient de soulever l’autre et lui a fait perdre pied ; il le tient, la poitrine tendue ; le menton entre ses deux tétons, les bras comme des cordes nouées à ses reins, il le plie et l’étend au sol sur le dos, les deux épaules touchant l’herbe du pré. Un tonnerre d’applaudissements salue le vainqueur qui jette sa blouse sur ses épaules en sueur, attendant un autre homme. Ainsi dure la lutte tant qu’il y a des hommes forts !

Le prix est un foulard de soie que le vainqueur enroule à son cou et qu’il porte tant que dure la fête. On fait ensuite la lutte des adolescents, pour inciter la jeunesse et l’entraîner vers le noble et vaillant jeu de la lutte qui, sans les rendre méchants, fait des hommes forts et courageux en leur apprenant à ne pas craindre leur semblable.

Après la lutte il se fait tard, les ombres s’allongent, le soleil jouerait encore volontiers quelques heures avec les gens de Séderon, mais là-bas dans de lointains pays, il y a d’autres peuples qui l’attendent et lui, le grand soleil qui marque les heures, n’a jamais fauté ; majestueux au ras des rochers de Peiroulet, il nous éblouit une dernière fois de sa clarté aveuglante et lentement disparaît derrière la montagne.

Au crépuscule, pendant que les étoiles prennent leurs vêtements d’argent, les gens en profitent pour souper. Ce soir-là, les plus pauvres du village mangent une poule et boivent un coup de vin pur.

A neuf heures du soir, tous les gens sont de nouveau dehors, toutes les fenêtres sont illuminées et il fait tellement clair dans la rue que vous verriez une épingle par terre. Tout le monde marche vers la place de la Planeto où se tient le bal. Déjà des musiciens jouent la polka et les danseurs et danseuses sautent et tournent en jacassant.

Les parents des couples qui dansent sont là assis sur des bancs qui entourent le bal.
Voici Louviset, le vainqueur de la bride qui s’avance en souriant vers la Pauline de la Babette, qui est bien la plus charmante fille du village et qui est assise auprès de sa mère.
« Bonjour, Pauline, dit le jeune homme, je viens te demander d’en faire une avec moi ! »
« Tu sais bien que je ne sais pas danser ? lui répond la jeune fille en le regardant, les joues rouges. »
« Ah, si ce n’est que ça ! Tu feras comme moi… viens, va, je t’aurai vite appris ! »
Alors la jeune fille, se tournant vers la Babette : « Voulez-vous, mère ? lui demande-t-elle »
« Je m’étais bien dit, ma fille, que je ne te laisserai jamais danser ; mais puisque Louviset vient te le demander, tu peux y aller. »
Et les deux jeunes gens, le coeur plein d’un doux amour, la main dans la main, légers comme deux papillons vont prendre place pour le quadrille.

A onze heures, le bal va bon train, les couples tournent sans toucher le sol.
« Trois cartons pour deux sous, crient les marchands de pralines... On gagne à tous les coups... On casse les verres... Le marchand se ruine... La roulette !... Qui en veut encore ?... »

De temps en temps, zin, zan, pan ! les serpentins fusent. « Aïe ! aïe » crient les filles en se serrant contre leur danseur qui en profitent pour leur voler un baiser.
Les pères, les mères et même les grands-parents, en voyant danser ainsi leurs enfants, l’envie les prend et zou, ils entrent dans le bal et ma foi, pour le rigodon, ils le font presque mieux que leurs petits-enfants. Et ces gens tournent, dansent, sautent, entremêlés dans un mouvement spectaculaire ! On entend de grands éclats de rire et des bruits de baisers.

Ainsi jusqu’à la pointe du jour les gens s’amusent, buvant quelques bons coups aux deux fûts qui soutiennent l’estrade de l’orchestre.

Le lendemain, on fait les jeux de la sartan, du sac et des oranges qui trempent dans un baquet d’eau d’où les enfants doivent les pincer avec les dents et les sortir. Vous voyez d’ici les jolis bourbiers que font les joueurs pour attraper les oranges mobiles et plongeantes.

Puis on fait le tour du berger, auquel seuls les pâtres peuvent prendre part. Pour faire le tour du berger, le jouteur prend un « bourdon » très solide, la main gauche le tenant à la cime et la droite tenant le bas à ras de terre ; ainsi il faut qu’il se plie vers le sol, son dos faisant l’arceau, et que tout son corps passe sous la main droite sans toucher la terre et sans laisser échapper le bâton.
Pour ce jeu les bergers viennent de loin, car pour eux c’est un honneur de rapporter le prix à leur mas. Cadet, le berger de Baïs, avait gagné pendant longtemps le collier aux clochettes argentées.

Maintenant nous allons voir le jeu de boules. La partie se fait toujours à six, trois joueurs de chaque côté ; on joue sur la route de Sault entre la Croix et Rivaïne, le vieux château de notre bon seigneur de Séderon qui mourut très pauvre après avoir donné son bien aux nécessiteux.
Si vous voyiez quelle affluence il y a sur la route pour voir la partie ! C’est qu’aujourd’hui ce sont les plus forts de l’endroit qui jouent ; les tireurs vous enlèvent une boule en place et vous n’y voyez que du bleu, et les pointeurs semblent mener leurs boules avec un cordeau.

Une année, les joueurs ayant gagné chacun une manche faisaient la « belle » en quinze points ; il se trouva qu’ils étaient arrivés quatorze à quatorze et tous avaient joué leurs boules, sauf Amédée à qui il en restait encore une, et il fallait qu’il enlevât un point qui tétait presque ou perdre la partie. Pointer, il ne fallait pas y penser tant le jeu était encombré par toutes les boules déjà jouées et, quand vous me parlez des choses, pour tirer n’y avait-il pas un platane qui gênait ?
« Allons, lui crièrent ses deux équipiers, coûte que coûte, il faut que tu la lèves, Médée ? »
« Je la lèverai bien, encore faut-il que vous m’enleviez du jeu ce foutu platane. »
« C’est le jeu, c’est le jeu ! crièrent les autres en riant. »
« Il n’y a ni platane ni rien qui tienne, dit Paul en s’approchant de l’arbre ; tiens, fais passer ta boule là entre ces deux branches : le coup ne sera que plus beau ! zou, que tout Séderon nous regarde ! »
Alors Amédée, ayant fait sauter deux ou trois fois sa boule dans la main pour bien la soupeser, prit son élan, fit ses trois pas en balançant le bras comme s’il semait et pan, la lança en l’air. La boule en tournoyant passa juste dans l’espace entre les deux branches de l’arbre et vint prendre la place de celle qui touchait le bouchon.
Là il y eut un formidable applaudissement ! Jamais de mémoire d’homme un coup pareil ne s’était vu.

(à suivre)

traduction de Suzanne JOUVE-PELLEGRINO