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L’Essaillon
« Entre la Tourre et lou Crapoun,
I a moun païs, qu’ei Sederoun »
Alfred Bonnefoy-Debaïs

Etudier, préserver et faire connaître le Patrimoine Historique, Naturel et Culturel de Séderon et de sa Région

Lou Trepoun 02
Jean-Joseph THOMÉ soldat séderonnais du Premier Empire
Pierre MATHONNET

Dépôt légal : ISSN 0983-2092

Article mis en ligne le 14 septembre 2013
dernière modification le 13 août 2019

par MATHONNET Pierre

A Séderon le 1er octobre 1811, Marianne Gros, veuve de Jean Thomé, fait enregistrer le décès de son fils Jean-Joseph, mort à la guerre à l’âge de 20 ans. Elle présente au Maire Charles Bonnefoy l’extrait militaire qui lui a appris la mort de son fils survenue 6 mois plus tôt au Portugal.

Cette scène émouvante, décrite dans un des registres d’état civil de la commune, nous a incité à rechercher plus de renseignements sur cet enfant du pays mort au cours d’une lointaine campagne de l’empereur Napoléon Ier.

L’enfance de Jean-Joseph Thomé (sept. 1790 – déc. 1809)

Jean-Joseph Thomé naît à Séderon, canton de Montbrun, le 6 septembre 1790 de Jean et Marianne Gros. Il est baptisé le même jour par le curé Grimaud ; son parrain est Joseph Plaindoux, sa marraine est Elizabeth Thomé. Les Thomé sont cultivateurs, ils sont propriétaires de la ferme de la Bazole dans le quartier de l’Hubac de Baix. Jean-Joseph est le seul garçon de la famille qui compte alors 6 filles : Marguerite 17 ans, Elizabeth 15 ans, Marianne 14 ans, Henriette 12 ans, Anne 8 ans et Marie 3 ans. Deux garçons sont morts en 1780 et 1788 à l’âge de 1 mois et 20 mois.

Les Thomé sont, semble-t-il, bien intégrés à la société séderonnaise de l’époque :

  • d’après les registres d’état civil, le grand-père Louis, né en 1714 et marié à Marguerite Plaindoux, et l’arrière-grand-père Blaise, marié à Marie Roux, sont habitants de Séderon.
  • les parrains et marraines des enfants Thomé sont issus des vieilles familles séderonnaises : Bonnefoy, Bordel, Dethes, Dumont, Mourier, Roubaud… la marraine d’Elizabeth est même Dame Catherine Gabert, femme de Sieur Paul Lambert, receveur des fermes du Roi.
  • les Thomé descendent peut-être de la famille Thomé de Romans, connue dès le XVème siècle, et qui a formé plusieurs branches à Paris, Lyon, Grenoble et dans la Drôme ; les branches de Paris, Lyon et Grenoble obtinrent et furent confirmées dans la noblesse ; la branche drômoise compte une famille de notaires à Crépol, « la Bazole » pourrait avoir pour origine « la Bazoche », terme désignant sous l’Ancien Régime la corporation des avoués, notaires et huissiers.

Les revenus des Thomé les placent apparemment parmi les propriétaires moyens de la commune :

  • sur l’acte de mariage de Joseph Bordel et Anne Bremond où il figure en 1774 en tant que témoin, le père de Jean-Joseph est qualifié de « ménager » ; le terme ménager désigne dans la Provence du XIXe siècle une catégorie de cultivateurs se situant entre les bourgeois et les petits paysans, ils travaillent eux-mêmes sur une exploitation d’une certaine importance et jouissent d’une aisance suffisante qui les dispense de se mettre à la recherche d’un salaire d’appoint,
  • parmi les 133 propriétaires de Séderon, classés en 1797 sur le rôle des contributions foncières de la commune en fonction de leurs revenus, les Thomé arrivent en 28eposition,
  • d’après la matrice cadastrale de 1824, ces terres se situeraient principalement dans les quartiers de l’Hubac de Baix, du Plan, des Iscles et de la Vaute et seraient composées de 59 % de terres labourables, 29 % de pâtures, 2 % de pré, 9 % de bois et landes et 1 % de cour, aire et habitations.

Le père de Jean-Joseph sait apparemment lire et écrire, sa signature figure au bas d’un certain nombre d’actes sur les registres d’état civil de la commune ; par contre sa mère est illettrée, c’est ce que signale le juge de Nyons chargé de recevoir en 1799 sa déposition dans un procès.

Jean-Joseph a 2 ans quand la République est proclamée. Il a 3 ans quand sa sœur Anne meurt à l’âge de 10 ans et quand sa sœur Marguerite épouse Joseph Bonnefoy dit Granger, cultivateur à Séderon. Il a 4 ans quand sa sœur Elizabeth épouse Jacques Bonnefoy dit Baron, cardeur à laine à Séderon.

Jean-Joseph a 8 ans quand est votée à Paris une loi lourde de conséquences pour lui : la loi de conscription qui permet au gouvernement français d’appeler chaque année sous les drapeaux un certain nombre de jeunes gens tirés au sort parmi les célibataires âgés de 20 à 25 ans. La durée du service varie de 1 à 5 ans en temps de paix, elle est illimitée en temps de guerre. Dès son entrée en vigueur la loi se heurte à des résistances :

  • Marianne Gros comparaît le 28 septembre 1799 à Nyons comme témoin à décharge dans une affaire de fraude à cette loi : Jean-Antoine Roubeaud, agent municipal de Séderon, et Louis Imbert, adjoint, sont accusés d’avoir inséré cette année-là, dans les registres d’état civil de la commune antérieurs de 3 ans, 6 faux actes de mariage de jeunes hommes touchés par la conscription ;
  • à Ballons, l’administration municipale est reconnue coupable de 45 faux actes de mariage afin de soustraire les conscrits au service militaire ; elle marie des jeunes gens de 17 ans à des vieilles femmes d’environ 80 ans.

Jean-Joseph a 11 ans quand Séderon devient le chef-lieu du canton actuel. Il a 12 ans quand, dans la soirée du 16 juin, Pierrre-Joseph Granchamp – un des plus gros propriétaires de la commune – est assassiné, alors qu’il gardait le foin d’une de ses prairies, par une douzaine d’hommes déguisés et armés de bâtons. L’enquête sera inutile ; la rumeur publique soupçonne un acte de vengeance personnelle, complaisamment couvert par certaines autorités mais provoqué par le caractère odieux de Granchamp.

Jean-Joseph a 14 ans quand sa sœur Marianne épouse Jean-Louis Morénas, négociant à Mormoiron dans le Vaucluse et quand Napoléon Bonaparte devient empereur.

Jean-Joseph a 16 ans quand son père meurt à l’âge de 64 ans. Il est alors sans doute trop jeune pour prendre seul la suite de son père et peut-être son beau-frère Morénas, âgé de 41 ans, l’aide-t-il à exploiter la ferme familiale. En effet :

  • Jean-Joseph, lors de la conscription de 1809, ne sera pas réformé comme soutien de famille ;
  • à la disparition de Jean-Joseph, les terres de son père seront partagées entre sa mère, ses sœurs Henriette et Marie et son beau-frère Morénas.

Jean-Joseph a 18 ans quand Napoléon Ier, qui se bat en Allemagne et en Espagne, appelle sous les drapeaux les gens appartenant à la classe 1810.

Le tirage au sort (janv. 1810)

Une levée de 80 000 hommes sur la classe 1810 est décidée par le senatus-consulte du 10 septembre et le décret du 12 septembre 1808. Le canton de Séderon, qui doit fournir 29 hommes, compte alors 85 conscrits de la classe 1810 dont 6 à Séderon : Martin Aubert, Louis Bonnefoy, Jean-Baptiste Girard, François Monnier, Joseph Morier et Jean-Joseph Thomé. La liste des conscrits, établie dès la fin septembre, reste affichée dans chaque commune pendant le mois de décembre ; elle se compose de 73 cultivateurs, 7 bergers, 1 propriétaire, 1 domestique, 1 dentiste, 1 maréchal ferrant et 1 ecclésiastique.

Le 20 janvier 1809, le tirage au sort a lieu à Séderon en présence du sous-préfet, de l’officier de recrutement, de l’officier de gendarmerie, des maires de chaque commune et de tous les conscrits du canton. L’opération a pour but de fixer l’ordre dans lequel les conscrits devront être appelés pour former les contingents de l’armée active ou du dépôt. Les conditions du tirage au sort ont été fixées par les lois des 26 avril 1803 et 26 août 1805. Les conscrits sont successivement appelés, dans l’ordre alphabétique des communes et des listes de commune, pour tirer dans une urne un des bulletins numérotés de 1 à 85. Le sous-préfet, à mesure que le tirage s’effectue, établit la liste de désignation du canton donnant, en regard du numéro obtenu, le nom du conscrit, ses prénoms, son domicile, celui de ses parents, sa profession. Plus le chiffre obtenu est élevé, plus le conscrit a des chances de faire partie du dépôt et de rester civil.

Immédiatement après le tirage au sort, les conscrits sont examinés par le sous-préfet. Ceux dont la taille est inférieure à 1 m 54 ou qui souffrent d’une invalidité évidente sont réformés sur le champ ; c’est le cas pour 21 conscrits. Les autres cas de réforme, pour infirmité ou raison de famille, seront examinés par le conseil de recrutement composé du préfet, de l’officier général commandant le département et d’un major ; 8 conscrits, frères de conscrits en activité, sont ainsi placés « de droit en fin de dépôt », c’est-à-dire rétrogradé en fin de liste de désignation.

Jean-Joseph Thomé a tiré le numéro 32 et fait partie du dépôt comme 23 autres conscrits. Mais une levée supplémentaire de 30 000 hommes sur la classe 1810 ayant été décidée par le senatus-consulte du 18 avril et le décret du 25 avril 1809, il est dès le printemps appelé sous les drapeaux. En 1809 il n’y a plus de bons numéros dans l’urne du tirage au sort.

Le registre des conscrits de la classe 1810 du département de la Drôme signale que pour échapper au service, Lazare Aubert et Antoine Charral de Barret-de-lioure, Jean-Antoine Blanc d’Eygalayes et François Coutton de Laborel payent Pierre Taxil, Jean Gresse, Joseph Arnoux et Jean Maffait pour les remplacer comme la loi le permet. Cela coûte environ 4 000 francs en 1809, une somme équivalente au traitement annuel d’un sous-préfet. Une solution plus dangereuse est choisie par Jean Veux d’Aulan et Joseph Bonnet de Montbrun : ils ne se présentent pas à la revue de départ et deviennent réfractaires. Une amende de 1 500 francs est imposée à leurs parents, considérés comme civilement responsables. Joseph Bonnet sera repris par les gendarmes des Basses-Alpes et ramené au dépôt des réfractaires. Le registre n’indique pas ce qu’il advint de Jean Veux, il signale par contre que le conscrit Antoine Blanc de Laborel meurt 2 mois après le tirage au sort.

La revue de départ pour les conscrits de la seconde levée a lieu à Valence le 20 mai dans la cour de la préfecture. Thomé est affecté au 82ème régiment de ligne à La Rochelle, avec 95 autres conscrits de la Drôme dont 5 du canton de Séderon : Jean Aubert d’Eygalayes, Jean-Jacques Rougnon de Villefranche, Ambroise Jourdan de Ferrassières, François Michel et Pierre Laugier de Montfroc. Environ 700 km séparent Valence de La Rochelle ; à raison de marches moyennes de 33 km par jour et un jour de repos tous les 7 jours, il faudra environ 24 jours aux conscrits de la Drôme pour rejoindre leur caserne d’affectation. La petite unité est sous le commandement d’un chef de détachement muni d’un ordre de route lui assurant, dans chaque ville-étape dont la liste a été fixée à l’avance, le gîte et le couvert.

L’instruction à La Rochelle (juin 1809 – août 1809)

Les conscrits de la Drôme sont incorporés le 19 juin. A leur arrivée à la caserne, ils sont toisés, numérotés et habillés de pied en cap. Thomé reçoit le matricule numéro 7479.

Le 82e régiment d’infanterie de ligne est un régiment colonial servant à la Martinique, les décrets des 18 et 22 février 1808 l’ont dédoublé : les 3 premiers bataillons du régiment restent aux Antilles, les autres bataillons sont formés en France et sont établis à La Rochelle pour la défense des côtes et des établissements maritimes de l’Océan contre les entreprises des Anglais. En juin 1809, les 4e, 5e et 6e bataillons du 82e régiment sont en Espagne et il ne reste plus au dépôt de La Rochelle que le 7e bataillon servant à l’instruction des nouvelles recrues.

Le registre du 82e régiment donne un signalement assez précis de Thomé à cette époque : il mesure 1,64 m, il a le visage ovale, le front découvert, les yeux gris, le nez aquilin, une bouche moyenne, un menton rond, des cheveux et des sourcils châtains.

Thomé est fusilier à la 3e compagnie du 7e bataillon. Il fait partie de la même compagnie que Rougnon, cultivateur au Grand Fond dans le quartier de Trisson à Villefranche. Une terre y porte encore aujourd’hui le nom de « Blache Rougnon ».

Un bataillon d’infanterie de ligne se compose alors de 6 compagnies : 1 compagnie de grenadiers, 4 compagnies de fusiliers et 1 compagnie de voltigeurs. Déployé en bataille, le bataillon aligne, au centre, ses compagnies de fusiliers, d’où leur nom de « compagnies du centre », encadrées par les « compagnies d’élite » : voltigeurs à gauche, grenadiers à droite. L’effectif théorique d’une compagnie de fusiliers est de 104 hommes, son encadrement se compose de 1 capitaine, 1 lieutenant, 1 sous-lieutenant, 1 sergent-major, 4 sergents, 1 caporal-fourrier, 8 caporaux et 2 tambours.

fusilier
© Essaillon

L’uniforme de Thomé se compose principalement d’un habit bleu porté sur une veste en drap blanc et une culotte de tricot blanche s’arrêtant au jarret. Des guêtres en toile grise recouvrent les chaussures et sont boutonnées au-dessus du genou. Le collet et les parements de l’habit sont rouges à passepoils blancs, les revers et les retroussis blancs à passepoils rouges, les pattes de parements et les pattes d’épaules bleues à passepoils rouges ; les poches en travers sont simulées par un passepoil ; les boutons de cuivre portent le numéro du régiment. Comme coiffure, Thomé porte un shako, coiffure cylindrique en feutre noir munie d’une visière de cuir et de jugulaires en laiton. Le shako est orné sur le devant d’une cocarde tricolore, d’une houppette et d’une plaque de laiton en losange portant le chiffre 82 découpé à l’emporte-pièce.

L’instruction des nouvelles recrues dure 2 mois ; Thomé s’exerce alors au maniement d’armes, à la manœuvre, à l’entretien du matériel, le tout au roulement du tambour et avec la menace d’être envoyé en salle de police.

chien de fusil
© Essaillon

Thomé est équipé du fusil modèle 1777. L’arme pèse 4,650 kg et mesure 1,53 m, elle tire avec précision jusqu’à 110 m et devient extrêmement imprécise au-delà de 200 m. La balle sphérique en plomb d’un calibre de 17,5 mm (29 g) est enfermée avec la charge de poudre (12,5 g) dans une cartouche en papier. Thomé dispose de 50 cartouches dans sa giberne. Pour tirer un coup de feu, il doit ouvrir le bassinet, déchirer la cartouche avec les dents, remplir de poudre le bassinet et le refermer par la batterie, verser le restant de poudre dans le canon, bourrer la poudre avec la baguette en employant l’enveloppe de papier comme tampon, cracher la balle dans le canon et la pousser jusqu’à la bourre, enfin armer le chien.
L’opération se fait en 12 temps et dure 1 minute.

Au moment du coup de feu, le choc du silex, porté par les mâchoires du chien, contre la batterie ouvre le bassinet, enflamme l’amorce de poudre et communique le feu à la charge par la lumière à l’aide de l’épinglette attachée à la banderole de la giberne. Les ratés dus aux défauts du système de mise à feu sont nombreux et Thomé ne doit plus alors compter que sur sa baïonnette à section triangulaire longue de 40 cm.

Les archives de la Drôme conservent une lettre que Rougnon écrivit à ses parents à cette époque. Cette lettre ne parvint jamais à ses destinataires sans doute à cause d’une adresse imprécise : la lettre est adressée au « grand fond du canton de nions département de la dromme en dauphiné ».


« A la rochelle ce 6 du mois de juillet 1809

Mon tres cher père et ma tres chère mère je
vous fait savoir l’état de ma santé je souhaite que
la présante vous trouve de même vous et toute la
famille, je vous fait savoir que j’ai resté 15
jours a l’opital et j’ai depansé le petit peu
dargeant que j’avois apporté je vous prie de
m’envoier la somme de 24 francs s’il vous est
possible et je vous fais encore savoir que nous
avons passé dans des mauvais pays que nous avons
payé le vain 9 sous la botaille mais appressant
nous sommes dans de bons pays que le vain nous
coute 3 sous la boutaille et le pain 2 sous la
livre tout a bon marché j’esthime mieux servir la
nations que d’aller cultiver la terre je me crois
le plus heureux du pays j’embrasse mon tres cher
père et ma mère et mes freres et a ma sœur et mes
oncles et a mes tantes et mes cousins et cousines
et vous ferez de mes complimant a toutes les fille
du fond et a tout ceux qui demanderon de moi vous
lui ferez de mes complimant de tout le fond de
votre cœur et vous me ferez encore savoir s’il n’a
point parti d’autre du pays vous me ferez reponse
le plutot qu’il vous sera possible que car je doute
que nous savons pas si nous resteron beaucoup du
tamps à la rochelle voilla l’adresse dans le 82e
regiment 7e bataillon 3e compagnie 16e
ordinaire commandé par monsieur ford capitaine a la
rochelle departement de la charante enferieure
jean jacques rougnon
vous manquerez pas de mafranchir la lettre »

Jean-Jacques Rougnon sera rayé des registres du 82ème pour longue absence, le 11 août 1814. Entre temps, comme il s’en était douté, le 7ème bataillon du 82ème régiment, ainsi que tous les dépôts de l’Ouest, part, le 26 août, rejoindre l’armée de Bernadotte à Anvers. Mais les Anglais ayant évacué le territoire belge et renoncé à leurs projets sur Anvers, le 7ème bataillon s’arrête à Orléans et revient à La Rochelle.

Pour aller à Orléans et en revenir, Thomé et ses compagnons ont parcouru environ 700 km. Les paysans plus aguerris, habitués à la vie au grand air et aux longues marches, fourniront de ce fait de meilleurs soldats que les ouvriers. La vitesse moyenne est de 4 km à l’heure ; les étapes, longues de 30 à 35 km, sont entrecoupées de haltes : halte de 5 minutes toutes les heures, halte de 1 heure – « halte des pipes » – au milieu de l’étape. Une paire de chaussures s’use en 300 km, et Thomé en possède une paire de rechange dans son sac à dos sur lequel il a roulé son manteau et où, à tour de rôle, il a suspendu les ustensiles de campement : grands bidons, marmites et plats. A l’étape, le caporal-fourrier distribue les vivres et les billets de logement.

Le 7e bataillon passe l’automne 1809 à la caserne de La Rochelle et au fort de l’Ile d’Aix. En garnison, Thomé touche une solde journalière d’environ 0,50 francs sur laquelle a été retenue la contre-valeur du pain. En marche et en campagne, il a droit à une solde plus élevée à laquelle s’ajoutent des rations de vivres.

La campagne du Portugal (déc. 1809 – janv. 1811)

Le 22 décembre, le 7e bataillon fort de 6 officiers et 834 hommes part pour Bordeaux où il est incorporé à la 1e brigade (général Montmarie) de la 2e division de réserve (général Reynier). Au début de janvier 1810, le 7e bataillon est dirigé sur Valladolid, en Espagne, où il doit rejoindre les autres bataillons du 82e régiment.

De La Rochelle à Valladolid en passant par Bordeaux et Bayonne, Thomé va encore parcourir quelques 800 km. L’armée ne transportant ni tentes ni abris démontables, et les services de l’intendance étant pratiquement inopérants en territoire étranger, à l’étape, Thomé et 2 ou 3 de ses compagnons se débrouillent eux-mêmes pour leur cantonnement et doivent bien souvent se nourrir sur le dos des paysans.

Le 7ème bataillon arrive début février à Valladolid. Les 4 bataillons métropolitains du 82ème sont alors réunis sous les ordres du colonel Montfort et font partie de la 3e division de réserve commandée par le général Loison. Les hôpitaux sont encombrés de malades ; le 7e bataillon, parti plus tard, en compte 415 à lui tout seul.

En avril 1810, Masséna prend le commandement de l’Armée du Portugal : 50 000 hommes chargés de chasser du Portugal les 25 000 hommes du corps expéditionnaire anglais commandé par Wellington et allié aux 40 000 hommes de l’armée et des milices portugaises.

L’armée française est divisée en 3 corps sous les ordres de Ney, Junot et Reynier. La division de réserve du général Loison, devenu en mars 3ème division, fait partie du corps d’armée commandé par le maréchal Ney. La 3ème division, réunie le 1er mai à Ledesma, se compose :

  • d’une première brigade constituée de 2 bataillons du 15e de ligne, de 1 bataillon de la Légion du Midi, de 2 bataillons de la Légion de Hanovre et de 4 bataillons du 28e de ligne.
  • d’une deuxième brigade constituée de 1 bataillon du 32e régiment d’infanterie légère, de 4 bataillons du 66e de ligne et des 4 bataillons du 82e.

La deuxième brigade est commandée par le général Ferrey ; le chef de bataillon de Thomé est le commandant Cherier.

carte itinéraire Séderon - Portugal
© Essaillon

La campagne débute par le siège de Ciudad Rodrigo. La division Loison forme la partie nord du blocus. Le 82e arrive le 25 avril et, pendant les 2 mois et ½ que dire le siège, il occupe des postes difficiles et repousse de nombreuses sorties des Espagnols. Les habitants, comptant sur le secours des Anglais, supportent les bombardements avec courage. Au cours de cette période les pertes du 82ème s’élèvent à 10 tués et 56 blessés. Le 15 mai, le régiment passe sous les ordres du colonel Estève. Le 10 juillet, les Anglais n’arrivant pas, la garnison espagnole capitule, le général Loison, à la tête de la brigade Ferrey, pénètre dans la ville par la brèche ouverte par l’artillerie. Le 82e occupe seul la ville dans laquelle il n’y aura ni désordre ni pillage, à la grande surprise des habitants qui ne s’attendaient pas à être traités aussi favorablement. Le 82e quitte Ciudad Rodrigo le 14 juillet.
Du 15 au 16 juillet, la division Loison a pour objectif d’observer les mouvements des troupes anglaises et de leur interdire toute communication avec la Sierra de Gata, au sud de Ciudad Rodrigo. Elle forme une chaîne d’avant-postes face à la frontière portugaise, entre Carpio de Azaba et Espeja. Le 20 juillet, la brigade Ferrey se porte sur les hauteurs entre Gallegos de Arganan et La Almeda de Gardon, en direction d’Almedia. Le 21 juillet, elle est en arrière de Castillejo de Dos Casas sur la frontière protugaise. Le 24 juillet, le général Ferrey, à la tête de troupes comprenant les compagnies d’élite du 82e, attaque par 3 fois les ponts sur la rivière Coa, au pied d’Almedia. Le 82e rejoint alors le reste des troupes au siège du fort d’Almedia dont la garnison portugaise se rend le 27 août à 11 heures, à la suite de l’explosion du magasin à poudre. Le 28 août, les troupes françaises investissent la place.

Le 31 août, alors que le 82e campe devant Almedia, le 7e bataillon est dissous et ses effectifs sont versés dans les autres bataillons du 82e. Thomé est incorporé au 6e bataillon composé d’anciens soldats ayant pour la plupart fait la première expédition du Portugal en 1808. Le 6ème bataillon compte alors 17 officiers et 559 hommes sous les ordres du commandant Janin. Thomé est à la 4ème compagnie avec les Drômois Jean Silvestre d’Etoile, canton de Valence, Jean Béraud de Pierrelongue, canton du Buis et Jean Gautier de Sahune, canton de Rémuzat.

Début septembre, la division Loison est désignée pour former l’avant-garde de l’armée qui prend alors la direction de Coïmbre par la vallée de Mondego. Les Français avancent à tâtons, ils ne possèdent qu’une seule carte datant de 1778 et contenant des erreurs. Wellington recule devant cette avance. Le 16 septembre, la division Loison est à Fornos de Algodres ; le 18 elle atteint les bords de la rivière Dao, affluent droit du Mondego. Le 22, les ponts sur la Dao ayant été rompus, la brigade Ferrey s’établit devant Santa Comba Dao d’où elle chasse 2 bataillons et 1 régiment de cavalerie. Le 25, alors que la brigade Ferrey occupe les hauteurs de Mortagua, la division avance rapidement sur les hauteurs de Moura que les Anglais paraissent décidés à disputer ; la fusillade s’engage mais les Anglais se retirent aussitôt. La division Loison prend alors position à 5 km en avant de Moura, en vue de la Sierra de Caramulla et des hauteurs de Buçaco sur lesquelles sont retranchées les troupes anglo-portugaises.

Le 27 septembre, Masséna ignorant les positions et l’importance de celles-ci, donne à ses soldats, épuisés par les marches des jours précédents, l’ordre de monter à l’assaut. A 7 heures du matin, dans un brouillard dense, l’attaque commence. Les hommes montent par des sentiers abrupts. A peine au ras du plateau, les premiers assaillants reçoivent la mitraille en pleine face ; les suivants enjambent leurs cadavres et tombent à leur tour.

La brigade Ferrey se met en mouvement entre 8 et 9 heures, elle suit un étroit sentier qui la conduit à un ravin escarpé qu’elle gravit et elle engage avec la brigade anglaise du général Colman une lutte inégale qui dure 1 heure et au bout de laquelle elle est repoussée et contrainte de rejoindre les autres troupes de la division Loison à mi-côte de Moura.

L’attaque frontale a duré 3 heures et coûté 4 000 morts à l’armée française. La division Loison se maintient sur ses positions jusqu’à la nuit malgré la grêle de boulets dont elle est accablée par l’artillerie de Crawford pendant plus d’½ heure dans la soirée. Le lendemain, Masséna réussit à contourner Buçaco par des sentiers escarpés et à retrouver la route de Coïmbre. La division Loison passe la Sierra de Caramulla vers minuit et vient s’établir en arrière de Mealhada, au nord de Coïmbre. Le 1er octobre, jour de son entrée à Coïmbre, le 82e n’a plus que 850 hommes présents sur les 1 795 qu’il comptait au début de la campagne.

Le 2 octobre, la division Loison qui a repris sa place dans le corps d’armée du maréchal Ney, campe dans le couvent de Santa Clara, dans les faubourgs du sud de Coïmbre. L’armée française devant continuer en direction de Lisbonne, Masséna décide de laisser les blessés dans le couvent de Santa Clara sous la protection d’un détachement de 80 hommes. Les Anglais ne sont pas loin et quelques jours plus tard ils reprennent la ville. Tous les blessés sont massacrés par les milices portugaises.

Wellington recule lentement en laissant derrière lui un pays vide : les habitants ont ordre de dévaster leurs cultures et de partir avec leurs troupeaux en détruisant derrière eux les ponts et les moulins. L’armée française commence à souffrir famine. Le 7 octobre, la division Loison est à Leira, le 9 à Rio Maior, le 10 à Alcoentre, le 11 à Villa-Nova da Rainha.

Le 12 octobre, la division Loison s’arrête à Sobral de Monte Agraço, en face des lignes de fortification de Torres Vedras. Les troupes anglaises sont en effet retranchées derrière ces fortifications que Wellington a fait construire en 10 mois pour couvrir Lisbonne. A la vue de ces immenses retranchements de 48 km de long, équipés de 32 redoutes, allant de Torres Vedras, en bordure de l’Océan, jusqu’à Alhandra, sur le Tage, Masséna arrête son armée et demande des renforts. le 82e s’établit à Alenquer, le 6e bataillon compte alors 17 officiers et 413 hommes sous les ordres du commandant Janin.

Le 13 et le 14 novembre, l’armée française se retire derrière Alenquer ; la brigade Ferrey, mise en réserve le 14, sur les hauteurs d’Alenquer, est au soir du 15 novembre, en seconde ligne à Aveiras de Cima. Le 19 novembre, le 82ème s’établit à Punhete où il est employé à des travaux de fortifications et à des corvées sur les ouvrages de la rivière Zezere. Les deux armées vont rester sur leurs positions pendant tout l’hiver. Du côté français, la faim se fait sentir de plus en plus cruellement. Dans les cantonnements des coups de feu s’échangent d’un corps à l’autre pour quelques sacs de pain ou de pommes de terre.

Jean-Joseph Thomé meurt d’hydropisie le 19 janvier 1811 à 7 heures du matin dans l’ambulance du corps. Depuis Valladolid, il aura encore parcouru 800 km, le plus souvent le ventre vide, et participé directement aux principales batailles de la campagne du Portugal : Ciudad Rodrigo, Almedia, Buçaco. Il meurt sans doute des suites de blessures reçues au combat : sur le registre du 82ème figure en face de son nom la mention « mort au combat ».

D’après l’Ambassade du Portugal à Paris, il n’existe pas actuellement de localité portugaise du nom de Punhete. L’endroit où est mort Jean-Joseph Thomé est donc imprécis ; peut-être se situe-t-il dans une localité d’orthographe voisine, Pinheiro Grande par exemple sur la rive gauche du Tage, en aval immédiat du confluent du Zezere, ou dans une localité aujourd’hui recouverte par les eaux du barrage qui occupe une grande partie de la basse vallée du Zezere.

Le lieutenant Joseph Ripouteau, officier payeur du 82e remplissant, en dehors du territoire français, les fonctions d’officier d’état civil, rédige l’acte de décès sur les déclarations d’un sergent, d’un caporal et d’un fusilier, témoins mâles et majeurs, au nombre de 3, voulus par la loi. C’est un extrait de cet acte que recevra Marianne Gros, 6 mois plus tard à Séderon. Entre temps, Masséna, après avoir attendu inutilement des renforts, ramènera, en mars 1811, son armée en Espagne.


Ces quelques lignes ont tenté de faire revivre Jean-Joseph Thomé, soldat séderonnais du Premier Empire. Elles rappelleront peut-être que Thomé et sa famille font partie de ces nombreux anonymes qui ont payé un lourd tribut aux campagnes napoléoniennes. Thomé était jeune et sans grade, il faisait partie des compagnies de fusiliers formant le gros des armées de l’époque, il n’a participé qu’à une campagne sans gloire. Son départ en 1809 et l’annonce de sa mort en 1811 ont sans nul doute fait subir à sa famille une terrible épreuve. Après lui, aucun homme à Séderon ne porte plus le nom de Thomé et les terres de la Bazole sont partagées. Sur le recensement des habitants de Séderon en 1841 ne figure plus qu’Elizabeth Thomé ; Marianne Gros est morte deux ans plus tôt, à l’âge de 85 ans.

Ces lignes ont pu être écrites grâce aux renseignements directs et indirects recueillis :

  • dans les ouvrages de Georges Blond "La Grande Armée", Paris.-1979 ; de Jean Tulard "La vie quotidienne des Français sous Napoléon", Paris.-1978 ; de Louis Bergeron "L’épisode napoléonien", Paris.- 1972.
  • dans les traités d’uniformologie de Liliane et Fred Funcken, d’Albert Rigonaud, de Lucien Rousselot,
  • dans des documents d’époque aux archives communales à Séderon, aux archives départementales à Valence, aux archives de l’Armée de Terre au fort de Vincennes, à Paris.