Ces grands rassemblements marchands et paysans avant la dernière guerre mondiale animaient périodiquement Séderon tout au long de la belle saison, hors de l’hiver hostile et de l’été accaparé par les travaux des champs. C’étaient les trois avril, trois mai, trois juin (précédant la fête votive) vingt et un septembre (Saint Michel) et vingt-deux octobre. Un essai avait été tenté pour le trois août, mais vite abandonné.
Les foires (les fieros ou fieras dans la langue locale) se tenaient alternativement en haut et en bas du village, ces deux parties traditionnelles identifiées autour de la place de la Poste (immeuble Boyer) et de Rivaine pour le haut, et autour des places de la Fontaine, du Pont, de la Bourgade pour le bas.
FORAINS ET MAQUIGNONS
Les forains installaient leurs grandes tentes de toile blanche sur les espaces libres. Certains étaient des habitués qui avaient leur clientèle : « Raimondo » de Buis-les-Baronnies vendait des vêtements, « dé lingérie », « dé bonnetérie » disait-il avec son accent italien. Bonis de Sault exposait des chapeaux, bérets et autres coiffures pour petits et grands, hommes ou femmes ; les frères Perret de Montbrun avaient un étalage de chaussures très fréquenté.
« Le Joffre » arrivait de la vallée du Jabron avec vêtements et chapeaux.
D’autres, venus, parfois de loin, proposaient, outre les produits déjà cités, des jouets, des articles de quincaillerie, de la vaisselle, des outils pour les travaux des champs, de métal ou de bois, tels que râteaux et fourches à faner. Des marchands de légumes et de fruits « montaient » depuis les campagnes vauclusiennes ou Carpentras ; parmi ces derniers on connaissait bien « Bébert » hâbleur et comédien habile à attirer les passants.
Camille Jullien, coiffé de son képi de garde champêtre et muni de son carnet, délivrait aux commerçants ambulants le ticket réglementaire et encaissait le droit de place au profit de la commune.
Le foirail réservé à la vente des animaux se tenait, pour les foires « d’en haut », sur l’espace plat située entre la route menant à Rivaine et les pentes de la colline aujourd’hui plantée de pins. Le champ de foire « d’en bas » s’étendait près du patronage dans la propriété Cotton et au-delà. Les moutons groupés autour de leur chef de file attaché à une roue de charrette bêlaient... Les porcs et porcelets, présentés dans de petits parcs à claire-voie apportés de la ferme par leurs propriétaires, grognaient et criaient lorsqu’un acheteur les saisissait par une patte et les soulevait pour estimer le poids. Pour la saint Michel et en octobre, on trouvait, entre autres volailles, les dindes et dindonneaux à élever dans la perspective de Noël ; on voyait aussi des vaches et des bêtes de trait. Les Maquignons, vêtus de la traditionnelle blouse bleue, un foulard noué autour du cou, maniant avec une certaine fierté la non moins traditionnelle canne, se promenaient, bavardaient, affichant l’indifférence, et, mine de rien, jetaient un regard sur les bêtes, au passage.
On reconnaissait parmi les négociants ou acheteurs de bestiaux, Jérôme Aumage, de Pelleret dit « le Jérôme », débatteur passionné que nous retrouverons plus loin ; Henri Touche de Séderon, plaisantin et farceur mais apprécié pour son sérieux en affaires et sa compétence. Qui aurait pu penser alors, que cet homme jovial assumerait clandestinement, avec un courage exemplaire, un rôle si important dans la Résistance à l’occupant allemand (Armée secrète, maquis Ventoux) ?
D’autres, moins connus, visitaient aussi les propriétaires à l’affût de la bonne affaire.
Les commerçants du village profitaient eux-mêmes de cet afflux de visiteurs. Ils avaient de bon matin astiqué, rangé leurs vitrines, et exposé divers objets sur leur trottoir. Le père Andréis dit « le Jacques » (beau-père de Fernand Pascal), tailleur et marchand drapier, trônait devant son magasin de belle apparence qui présentait divers coupons de tissus et des images de vêtements. On racontait, pour illustrer son zèle commerçant, qu’il avait un jour vanté les qualités d’un tissu en ces termes, mélange de piémontais et de provençal :
« Aco es de buona gabardina, l’an passa, la drola n’en fagué un foueidièu mai es encar’ tout nou ; es verai que l’a jamai mes ! » (Ceci est de la belle gabardine. L’an passé ma fille en a fait un tablier, et il est encore tout neuf ; il est vrai qu’elle ne l’a jamais mis !) publicité naïve ou habile ? Quoi qu’il en soit, l’anecdote a été retenue. Mon ami et regretté camarade de classe Elie Blanchet ne manquait pas d’interpréter la scène à sa façon : lorsque l’un d’entre nous arrivait à l’école avec une blouse neuve ou fraîchement repassée il faisait mine d’en palper l’étoffe et s’écriait en imitant l’accent du « Jacques » :
« Aco es de buona gabardina. L’an passa la drôla n’en fagué un foueidièu....... » En insistant sur « es verai que l’a jamai mes ». Ainsi le propos se fixa-t-il dans nos mémoires.
CHALANDS ET VISITEURS EN JOIE
Fermiers et fermières de la campagne Séderonnaise et des villages voisins, parfois accompagnés de leurs enfants [1] si on envisageait des achats pour eux, envahissaient les rues et les places. Notre chef-lieu de canton nous paraissait ainsi affirmer son prestige.
Le conseiller général, Monsieur Maigre, de Laborel, rendait visite à la mairie, recevait des électeurs et saluait ses amis au hasard des rencontres. Dans la grande rue, on avait du mal à circuler ; fort heureusement les autos étaient encore relativement rares. Les jardinières et charrettes étaient garées sur les espaces libres, souvent à la Rosière [2] qui borde le bourg au pied du Crapon, tandis que mules et chevaux étaient attachés à des anneaux de fer fixés sur les façades, ou encore logés dans des « écuries sans garantie » connues des habitués.
On venait à la foire de loin, souvent endimanchés. C’était l’occasion pour les habitants des communes les plus excentrées du canton de venir au chef-lieu pour des démarches administratives ou commerciales. On entendait parler de Laux-Montaux, Villebois, Laborel, villages situés au-delà du Col Saint Jean, comme d’un lointain mystérieux et inaccessibles.
À l’occasion parents et amis se rencontraient. Les cafés étaient bondés, embrumés par l’odeur fumeuse du tabac qui se répandait dans la rue bruyante d’appels, de discussions, d’exclamations. On échangeait des informations sur l’avancement des travaux agricoles, sur les aléas du temps et des dictons météorologiques. Les anecdotes comiques ou ironiques ponctuaient les discours car ce jour était aussi un moment de détente, en dépit des préoccupations marchandes, pour ces rudes travailleurs des champs.
La plupart des conversations se déroulaient dans la langue du pays communément désignée par le terme trop péjoratif de « patois » (longtemps première langue orale par rapport au français répandu et valorisé par l’école). Chaque pays avait ses propres tournures, ses particularités d’expression et de prononciation. Ainsi à Lachau, le f devenait ch. (« te chau ana » au lieu de « te fau ana » pour signifier : il faut que tu ailles).
Cette diversité des gens, des vêtements, des propos, était étonnante et très plaisante ; on ne peut l’évoquer sans quelque nostalgie – qui n’est pas du conservatisme......Vaste sujet de réflexion à notre époque où la banalisation d’une certaine médiocrité tend à s’imposer, du fait, notamment des grands médias.....
A propos, justement, de Laborel, cette commune d’au-delà des monts, qui avait le désavantage de ne posséder qu’une boulangerie (alors que Séderon en comptait fièrement quatre !) Paul Bruis, le mécanicien-forgeron de la « planette » rapportait les paroles d’un compère facétieux qui raillait gentiment les habitants de ce village en jouant habilement de l’ambiguïté de mot « panoucho » lequel dans la langue de Mistral – et celle de chez nous – désignait à la fois la serpillière à long manche servant au nettoyage du four du boulanger et une femme mal tenue, ou de moeurs discutables (que l’on nommait, chez nous, par le terme francisé de « panouche »). « Pamen ! n’agué qu’un four amé tant de panoucho ! » (Tout de même ! n’avoir qu’un four avec tant de panouches !). Ce qui n’était pas très gentil pour les femmes de Laborel, mais facilement accepté dans un contexte de plaisanterie.
Vers midi, l’animation baissait dans les rues et se transportait au restaurant Bonnefoy. Chalands et forains, parfois s’y retrouvaient ; certains avaient amené leur repas et mangeaient sur place, près de leur stand, ou encore dans les cafés.
QUI VA À LA CHASSE PERD................... SES MELONS
Cela aurait pu passer pour une farce, ce n’était pas le cas ; elle fut de toute façon bien involontaire. Lors d’une foire de septembre, saison des melons « gros verts » de forme allongée et à chair blanche dits « pounchus » (pointus) ou encore « verdau » (verdâtre) et parfois « melon de Sisteron » (région de production à l’époque), un marchand avait installé, sur une couche de paille près du pont, au bord du trottoir de la maison Déthès, une pyramide de ces fruits.
On approchait de midi, une bonne moitié du tas avait été vendue. « Le Jérôme », ce maquignon de Pelleret, poussé par sa passion du négoce propose au vendeur de lui acheter l’ensemble du lot restant. L’affaire se conclut au café de la bourgade où les deux acteurs se mirent d’accord, puis conversèrent parmi les clients. Un négociant en bestiaux n’est jamais en panne de discours.
Pendant ce temps, le forain Raimondo qui avait rangé son étalage pour le temps du repas de midi, vint à passer par là et voyant les melons sans vendeur ni gardien les crut abandonnés ; il se mit en devoir de les distribuer. Ayant joyeusement déplié son couteau il découpait des tranches et les offrait aux passants en criant à tue-tête « à la taste !.. à la taste ! » (venez déguster !).
Une partie des fruits avait été ainsi consommée lorsque « le Jérôme » revenu de ses palabres découvrit son infortune et protesta vigoureusement tout en reconnaissant son imprudence. Mais tout n’était pas perdu et l’affaire en resta là, au milieu des rires des participants et des témoins amusés.
RETOUR OU RESURRECTION ?
Dans de nombreuses régions, la tradition voulait que certaines de ces manifestations foraines aient « un retour », une répétition, une réplique (comme on le dit à propos des horloges qui sonnent une deuxième fois les heures, ou des séismes.) ce « retour de foire » avait lieu après un certain délai. En Vaucluse, c’était le lendemain ; à Gap quinze jours plus tard. À Séderon, ce prolongement de la foire se tenait le lendemain mais aussi, me semble-il, pour l’une d’entre elles la semaine suivante.
Le langage courant de l’époque avait intégré cette tradition, dans l’expression quasi proverbiale : « chaque foire a son retour ». (chasque fiero a soun retour) dans un sens métaphorique pour signifier : toute action entraîne une réaction, une réponse ; tout acte de malveillance suscite, à terme une riposte. Par exemple on employait cette formule pour laisser entendre : « cela se retrouvera un jour » où « je te revaudrai cela ».
Quoi qu’il en soit, le retour de foire est tombé en désuétude, faute d’une participation suffisante. Les foires elles-mêmes ont perdu de leur importance en raison des nouvelles conditions de vie. La multiplication des ventes à domicile, le développement des moyens de communication orientant la clientèle vers les grands centres commerciaux, hyper ou supermarché, ont changé les mentalités et profondément modifié les habitudes d’achat et anémié, voire condamné, les foires.
Ne peut-on espérer, qu’à terme, de nouvelles conditions de vie, dans un tout autre contexte, puissent amener une revitalisation de nos campagnes séderonnaises et autres ? Sans doute, mais il faut envisager pour cela une reconsidération profonde des facteurs humains sociaux, économiques et politiques qui interviennent dans ce domaine. Problèmes que nous ne pouvons qu’effleurer ici.