Au temps de mon enfance et de ma jeunesse, à SEDERON, on pouvait voir assez souvent des orages éclater comme dans toutes les Préalpes du Sud, au printemps et en automne, quelquefois même en été. Lors des plus forts, des torrents d’eau charriant terre et graviers dévalaient depuis le Crapon et la « Rosière » notamment devant chez nous, par la traverse menant sur la placette, descendaient par la « Basse Rue », obstruaient les grilles d’égout et rejoignaient la Méouge qui, alimentée en amont par les ruisseaux et torrents en crue, gonflait brusquement et roulait des eaux boueuses que les curieux allaient observer « sur le Pont ».
J’ai gardé le souvenir assez précis d’un orage particulièrement violent que je suis incapable de situer dans le temps sinon que je l’ai vécu au cours de mon adolescence, vraisemblablement au cours des vacances scolaires vers la fin de la décennie trente ou au début des années quarante.
En cet après-midi là, aux environs des deux heures, nous étions, les habituels camarades et moi, réunis au café ESTELLON, autour de quelques consommations et occupés à bavarder tout en écoutant les propos des passionnés de la belote attablés vers le fond de la salle dont les larges fenêtres vitrées donnaient sur les jardins bordant la rivière. Soudain, quelqu’un tendant le bras dans cette direction poussa une exclamation en désignant le ciel qui s’assombrissait vers la montagne de la Saulce, au dessus de La Mourier.
D’énormes cumulus aux bords étrangement cuivrés se fondirent rapidement pour former une couche d’un noir foncé très inhabituel qui, par son anormalité, pouvait laisser prévoir un événement météorologique important. Puis, sur ce fond très sombre [1] apparurent de longues bandes verticales, livides, d’un aspect presque surnaturel que je n’ai plus jamais observé depuis. Tous les clients du café regardaient, vaguement anxieux…
Soudain des éclairs zébrèrent le ciel de plomb. Les bandes blanches, pendant que les coups de tonnerre claquaient, devinrent comme des cataractes reliant les nuages au sol. Et, poussée par un vent de tempête la trame serrée d’une violente averse fouetta la campagne. On la voyait se diriger vers le village. Une pluie torrentielle se déversa sur SEDERON, par instants mêlée de quelques grêlons, insignifiants eu égard au vacarme des roulements de tonnerre. Bien à l’abri derrière les vitres du café, nous attendions l’inévitable montée des eaux de la Méouge. Bientôt, entre les branches des arbustes et des arbres bordant la rive de notre côté, on put apercevoir la rivière roulant à une vitesse surprenante des flots furieux et grisâtres.
Le jardin de Monsieur Rolland (actuellement propriété Touche), à l’endroit où le cours d’eau dessinait une courbe et heurtait le bord, commençait à être inondé. Puis, l’eau envahit les terrains voisins. Tout à coup quelqu’un s’écrie : « Les peupliers de l’Arthur ! »…
Et on vit passer à vive allure au-dessus du niveau des berges, portés par les eaux limoneuses du courant principal, successivement, plusieurs troncs d’arbres minces et longs. Il s’agissait bien, en effet, de hauts peupliers abattus par Monsieur Arthur Moullet (propriétaire du bar et dépôt de journaux situé au bas du village) en bordure de son jardin longeant la Méouge sur la rive droite, face à la propriété de Monsieur Delhomme. Les fûts, récemment coupés et ébranchés reposaient sur le sol, à plusieurs mètres du lit de la rivière en attendant leur séchage et leur utilisation. J’avais pu les voir quelques jours auparavant tandis que je remontais le cours d’eau en pêchant à la ligne ; j’étais alors à cent lieues de croire que l’eau pourrait venir les atteindre et les emporter, avec les conséquences qu’on verra…
Cependant, la nappe boueuse inondait peu à peu les terrains en contrebas du café jusqu’à la base du mur de soutènement de la place de la Poste. Enfin, le fracas des coups de tonnerre et la pluie cessèrent. L’orage n’avait pas duré très longtemps. Une heure, deux ? peut-être. Un bel arc-en-ciel parut au-dessus de Font-Colombe. Ce fut pour tous un soulagement après un moment de grande tension. Chacun était impatient d’aller voir de près la hauteur des eaux dans les quartiers exposés aux crues, car la masse de liquide boueux dévalant très au-dessus du niveau habituel était impressionnante de puissance aveugle.
Je passai par la Basse-Rue. L’eau couvrait entièrement la ruelle qui descendait vers la rivière face à la maison (anciennement) Tindille. L’écurie et la porcherie de Monsieur Louis Cotton « trempaient » comme on disait alors en pareil cas. Leur propriétaire accouru à la faveur de l’éclaircie ouvrit vite la porte des loges et l’on vit la troupe des cochons nager vigoureusement, le museau hors de l’eau vers le haut de la ruelle. Image inoubliable que le spectacle des porcelets agitant vaillamment leurs petites pattes dans l’eau boueuse pour prendre, par instinct, le bon virage et se diriger, non vers la Méouge furieuse, mais vers la terre ferme.
Au bas du village, l’eau baignait le garage de l’hôtel Bonnefoy dont le sol était submergé, elle avait envahi le café Touche au bas de la Bourgade, de l’autre côté du Pont. A travers la balustrade métallique de ce dernier, on pouvait apercevoir émergeant des remous fangeux l’extrémité supérieure d’un tronc d’arbre taillé. Il devint clair, peu à peu, ce qui fut confirmé à la décrue que les peupliers de Monsieur Moullet s’étaient accrochés aux poutres de fer sous le tablier du pont et formaient avec les branchages et broussailles charriés, un barrage qui provoquait une vaste retenue en amont.
Dans les jours qui suivirent, on pouvait voir les traces de cette importante crue. Les « prises » d’eau servant à l’irrigation et d’autres installations légères sur le lit de la rivière, ou en bordure, avaient été balayées proprement. En aval du village, à la ferme Lyon, près du « Quatre », la fenaison était en cours les jours précédents. Le pré situé entre la Méouge et la route avait été inondé dans sa partie basse, les andains emportés. On pouvait voir les paquets de foin charriés par les eaux puis abandonnés sur les parties hautes des arbustes et des osiers de la rive mêlés à d’autres broussailles suspendues du fait de la décrue. Le râteau faneur qui devait se trouver sur le champ au moment de la pluie avait été entraîné fort loin. Des dépôts limoneux jonchés de débris divers et de pierrailles matérialisaient très loin du lit habituel le niveau de l’inondation. Celui-ci était loin d’atteindre celui marqué sur le mur de l’église dans les premières années du siècle qui est proprement stupéfiant. Il est vrai que l’orage que je viens d’évoquer s’est déroulé en un temps relativement bref et sur une partie seulement du bassin de la Méouge (des affluents provenant de la Saulce essentiellement). Si les conditions météorologiques avaient été semblables sur tout le haut bassin de la rivière, le volume d’eau tombé du ciel eût été considérablement augmenté, davantage encore si la durée de la pluie avait été plus longue. La conjonction aléatoire de ces facteurs peut expliquer la possibilité d’une très grande crue.
A SEDERON, sauf cas (relativement rare me semble-t-il) d’extrême violence, on ne redoutait pas trop les orages, même si les claquements de la foudre et les grondements du tonnerre se répercutant entre les rochers étaient parfois impressionnants. A une époque où les préoccupations écologiques n’étaient pas encore très répandues, ils avaient une fonction nettoyante fort utile. Pendant longtemps les dépôts d’ordures ménagères ou autres déchets, se sont faits, de façon tolérée ou « sauvage » au bord de la rivière laquelle, au moment des basses eaux découvrait un lit encombré d’objets et détritus divers (principalement entre les deux passerelles métalliques) avec des cailloux enveloppés de longues algues moussues et trainantes témoignant d’un degré certain de pollution qui semblait favoriser le pullulement de bandes innombrables de têtards et le développement, au temps des grandes chaleurs, d’odeurs désagréables. Une grosse averse, à ces moments là, était la bienvenue ; elle débarrassait le cours d’eau des eaux stagnantes et détritus fétides qui indisposaient à la belle saison, riverains, pêcheurs à la ligne et touristes. Ainsi donc, globalement, les puissances naturelles semblaient-elles agir pour le bien des Séderonnais : on s’en remettait au « Ciel » pour l’entretien du cadre de vie. Mais il faut peut-être aussi craindre ses possibles colères.