L’Essaillon
« Entre la Tourre et lou Crapoun,
I a moun païs, qu’ei Sederoun »
Alfred Bonnefoy-Debaïs

Etudier, préserver et faire connaître le Patrimoine Historique, Naturel et Culturel de Séderon et de sa Région

La part du pauvre à Séderon
Article mis en ligne le 1er juillet 2019
dernière modification le 21 janvier 2023

par sandy-pascal

I. Bureau de Bienfaisance

La commune de Séderon possède un magnifique (magnifique par le soin apporté à sa tenue) registre du Bureau de Bienfaisance qui couvre les années 1838 jusqu’en 1959. Ce qui signifie que la vie quotidienne, les membres du Bureau (notables), les bénéficiaires (indigents), les généreux donateurs qui ont fait des legs, les bâtiments utilisés et leurs baux divers, la politique de la commune en matière scolaire, et même l’Histoire de France à travers les régimes qui se succèdent, tout nous est là, offert. Depuis, en 1838, Joseph Constantin, maire, Antoine Joseph Reynaud-Lacroze, juge de paix, François Bonnefoy de Baïs, greffier et d’autres qui ouvrent le registre, jusqu’à René Delhomme, Julienne Plaindoux et Georges Conil, si présents encore pour nous, qui le referment, notre village est là, vivant sur 120 ans.

Ces Bureaux de Bienfaisance ont été créés sous la Révolution, le 7 frimaire an V (27 novembre 1796) pour remplacer les anciennes associations de charité de l’Ancien Régime.

De nombreux décrets, lois, ordonnances, rappellent au cours du XIXe siècle qu’il doit être établi un Bureau de Bienfaisance dans chaque commune, mais cela ne va apparemment pas de soi, car remplacer la charité privée et volontaire, religieuse, par un droit à l’assistance est aussi long et suit la même courbe qu’instaurer l’école laïque.

Nous avons donc de la chance d’avoir ce registre, chance que l’on mesure en se référant aux « Statistiques de la France » (BNF. Gallica) qui nous indiquent qu’en 1833 ; sur les 38 000 communes de l’époque, seules 6725 en sont doté.

En 1887, soit 90 ans après la loi, il n’y a toujours que 14 948 communes dotées, malgré les efforts de la IIIe République.

Mieux : dans les « Statistiques du département de la Drôme » (Delacroix), sur l’arrondissement de Nyons, qui comporte 143 communes (cantons de Buis, Dieulefit, Grignan, Marsanne, Montélimar, Nyons, Pierrelatte, Rémuzat, Saint-Paul, Séderon) seules 11 – ONZE ! – ont un Bureau de Bienfaisance.

Notre registre commence en 1838 et semble être dans une continuation de l’existant :

« L’an mil huit cent trente-huit et le huit du mois de janvier, les membres du Bureau de Bienfaisance de Séderon étant réunis dans le lieu ordinaire de leurs séances…  »

Cela ne semble être ni une création ni un Règlement…

Faisions-nous partie des 11 communes avant-gardistes en 1833 ?

Pour avoir la réponse, il a fallu fouiller les Archives Départementales de la Drôme. Voici la lettre de création du Bureau de Bienfaisance Cantonal de Séderon ainsi que ses membres.

Sederon, le 1er prairial an 10 de la république

(21-05-1802)

Le juge de paix de Sederon

au citoyen prefet du Département De la drôme

Citoyen, j’ai reçu fort tard votre circulaire du dix-sept germinal dernier relative a l’organisation du bureau de Bienfaisence dans chaque canton. L’embarras ou elle m’a jetté pour le choix des candidats que je devois vous presenter des communes du ci-devant canton de Montbrun que je connoissois peu et qui aujourd’hui font partie de celui de Sederon, a retardé la reponse que je devois à l’empressement que vous mettez a la formation de ces etablissemens. Et c’est sans doute ce retard qui vous a mis dans le cas de provoquer la liste que vous a transmis le maire de Sederon, pour le meme objet. Cette liste que j’ai été a portée de voir à la sous prefecture a Nyons ou quelques affaires particuliaires m’avoient emmené au moment ou elle fut remise au sous prefet, m’a singuliairement frappé en voyant le nom du maire de la commune…/… d’Aulan suspendu de ses fonctions. J’ai été moins surpris de ne pas y rencontrer celui du citoyen Bonnefoy, notaire à Séderon, le citoyen Raynaud La Crose maire, l’ayant dénoncé dans un tems bien penible au ci-devant district de Nyons. Cette dénonciation fut reconnue fausse et calomnieuse et toute la honte de la dénonciation retombat sur son autheur. Les registres des déliberations et les cahiers de correspondance de cette administration font foy de ce que j’ai l’honneur de vous dire. Ce seul motif, quand meme je n’aurois pas été consulté de votre part, eut été plus que suffisant pour me mettre dans le cas de me permettre des observations auprès de vous relativement au citoyen Bonnefoy qui jouit de la confiance générale du canton de Séderon.

Citoyen prefet, il me reste a present a vous transmettre et vous le trouverez sous ce pli, un état contenant le nom, par commune des individus que je crois propres a remplir les vues que le gouvernement s’est proposées, vues que vous avez tant d’interet d’activer que les bons citoyens ont celui de voir se realiser.

Vous verrez dans cette liste le nom des anciens curés de quelques…/… communes du canton tous les hommes remplis d’œuvres probes sans reproche et qui n’ont jamais perdu un seul instant la confiance que leur bonne conduite dans tous les tems, leur avoit méritée de leurs concitoyens et ce sont les seuls de la généralité des pretres qui exhistent dans mon canton qui puissent faire le bien. L’inconduite et l’immoralité des autres étant trop connu pour ne pas m’exposer a des reproches de votre part si je les avois désignés pour faire partie des membres qui doivent composer le Bureau de Bienfaisence.

Citoyen prefet, si vous exigiez de moi des renseignements plus précis sur cette derniere classe d’individus, j’offre et je m’empresserai de vous les donner. Je n’ai jamais craint de dire la vérité meme dans les tems les plus orageux et je me tairai bien moins, aujourd’huy que le 18 Brumaire nous a rendu a la liberté et que le gouvernement a placé a la tete de toutes les administrations départementales des etres bienfaisans pour nous rendre justice.

Salut et respect

Barbeirassy

Le 10 septembre 1790, le Conseil Général de Séderon charge le maire de convaincre l’Assemblée Nationale de la Justice et la pertinence qu’il y a à ce que le chef-lieu de canton soit transféré à Séderon

Il faudra attendre 1800 pour que Séderon le devienne.

Séderon peut ainsi être Bureau de Bienfaisance cantonal le 1er prairial an X de la République (21/05/1802).

La liste des membres qui le composent m’a paru importante en ce qu’elle tire de l’oubli tout ce que le canton comptait de maires, curés et notables il y a plus de 2 siècles.

Bien sûr les curés sont indiqués « ci-devant curé » car depuis 1790 les membres du clergé sont devenus fonctionnaires publics et ont prêté serment de loyalisme et fidélité à la Constitution civile. Ainsi les registres paroissiaux ont fait place aux registres d’état civil. Mais ceci est une autre histoire qui passionne surtout les généalogistes…

Liste contenant le nom des individus, demandée par le citoyen préfet du département de la Drôme par la lettre du 17 germinal dernier relative aux Bureaux de Bienfaisance
1er prairial an 10 de la république (21-05-1802)

Séderon

  • Joseph GRIMAUD ci-devant curé de Séderon
  • BONNEFOY notaire
  • JULLIEN ainé
  • Louis GIRARD père
  • LAMOTTE officier de santé
  • Louis BRACHET
  • Étienne REYNIER
  • François CURNIER



Vers

  • BEAUCHAMP Maire
  • Jacques EYSSERIC père
  • PAYAN fils
  • Louis RICOU
  • François PASCAL
  • Pierre MEFFRE



Eygalayes

  • Jean Pierre MEFFRE Maire
  • Joseph ROUX dit l’Épine
  • Jean JosephNOIR
  • François MARCEL
  • THOMÉ prêtre



Lachaup

  • NAVE officier de santé
  • JULLIEN officier de santé
  • MEYER ci-devant curé de Lachaup
  • FRANCOU ainé
  • Jean Louis MATHIEU
  • LAUGIER père



Mévouillon

  • BRACHET Maire
  • Louis CHARRAS adjoint
  • MORENAS notaire, fils
  • RICOU ci-devant curé de Mévouillon
  • Jacques RASPAIL
  • Jean Jacques RASPAIL
  • Louis AUMAGE dit du Cadet
  • Jean AUBERT
Ballons



  • Jacques JOUSSEAU ci-devant curé de Ballons
  • d’EYGLUN Maire
  • Jean Pierre MEFFRE adjoint
  • Hypolite MEFFRE
  • Louis AUDIBERT
  • Mathieu SAISSE



Izon

  • SAMUEL Maire
  • Paul JOUVE
  • Louis CHAUVET
  • Jacques MONIER



Laborel

  • FRISON prêtre
  • COUTTON Maire
  • BOURDELLON adjoint
  • GIRARD dit Fournier, père
  • Étienne SARLIN
  • JOUVE des Armous
  • BLANC dit Masan, père
  • Jean François JOUVE



Montauban

  • Antoine CHARRAS Maire
  • Antoine CHARROL
  • Louis CHARROL dit d’Abram
  • Mathieu CHARRAS fils
  • Mathieu CHARRAS oncle
  • Gaspard CHARRAS
  • Antoine JULLIEN
  • Gaspard BENOIT
  • PASCAL notaire
  • MAGNET adjoint
  • Lazare EYSSERIC



Montguers

  • MEFFRE Maire
  • ARNOUX adjoint
  • FRANCOU
  • Jean SEYMARD
Montbrun

  • BONNEFOY receveur de l’enregistrement
  • CASSAN notaire
  • CASSAN Maire
  • BERTHET homme de loi, Cadet
  • Aimé BERTHET de Maussan



Barret-de-Lioure

  • BEAUCHAMP notaire
  • André CONIL Maire
  • x adjoint de la commune



Montfroc

  • Paul JEAN Maire
  • x adjoint de la commune
  • François IMBERT ci-devant curé de Montfroc
  • Joseph CONSAUD
  • François VIAL
  • François ROUBAUD
  • Alexis MICHEL
Ferrassières



  • X Maire
  • X adjoint
  • RASPAIL ci-devant curé de Ferrassières



Aulan

  • SAINT-DONAT adjoint
  • ROUX propriétaire
  • CASSAN ci-devant prieur d’Aulan



Reilhanette

  • GIRAUD Maire, père
  • GIRAUD adjoint, fils
  • AUBERT ci-devant curé de Reilhanette



Villefranche

  • Mathieu CHARRAS Maire
  • Mathieu CHANU fils



Villebois

  • Jérôme ROUX ci-devant prieur de Villebois
  • BLANC ainé
  • Jean François ROUX Maire

Les Bureaux de Bienfaisance que la loi impose en 1796 ne se constituent que suite aux décrets de nivôse et pluviôse an X (1801-1802). Ils sont destinés à secourir à domicile et en nature les personnes qui en font la demande, demande justifiée par leur état de pauvreté, d’abandon ou d’infirmité. Ils sont censés prendre le relai des « Bureaux de charité », chrétiens, et des bienfaiteurs privés.

Les ordonnances du roi de 1818 et de 1821 précisent que les membres des Bureaux de Bienfaisance « doivent avoir leur domicile réel dans le lieu où siègent les Bureaux » (art. 5 de l’ordonnance du 31 octobre 1821).

Ce qui entraîne inévitablement que les Bureaux cantonaux disparaissent au profit de Bureaux municipaux.

A Séderon, on va attendre le très important leg de M. Lambert qui comporte une grande maison (nous y reviendrons à propos des « bâtiments » des pauvres) pour officialiser l’établissement du Bureau de Bienfaisance de Séderon :

Département

de la Drôme

---

Arrondissement

de Nyons

Le Sous-Prefet de l’arrondissement

de Nyons,

A Monsieur de Préfet du département de la Drôme.

Nyons le 18 septembre 1829

Monsieur le Préfet,

Le legs que feu M. Lambert a fait aux pauvres de Séderon, nécessite l’établissement dans cette commune d’un Bureau de Bienfaisance. J’ai l’honneur en conséquence de vous adresser à jour une liste de présentation de candidats pour que vous puissiez nomme les membres qui devront composer ce Bureau.

Je suis avec respect,

Monsieur le Préfet,

Votre très humble

votre obéissant serviteur

Liste de présentation de candidats pour l’organisation d’un Bureau de Bienfaisance dans la commune de Séderon.

JULLIEN Jean Denis Baudille Juge de Paix

JULLIEN Pierre Antoine Augustin propriétaire

REYNAUD-LACROZE Joseph Antoine propriétaire

BONNEFOY François greffier de la justice de paix

BRUIX Jean Michel propriétaire

DELNEZ Jean Baptiste propriétaire

AUBERT Marc propriétaire

GIRARD Jean Louis propriétaire

BONNEFOY Louis propriétaire

BONNEFOY Sébastien propriétaire

Dressé à Nyons, le 18 septembre 1829

Le sous-Préfet de l’arrondissement

M. le Sous-Préfet

A Nyons

Le 16 janvier 1830

M. le Sous-Préfet,

Par arrêté de ce jour dont je vous transmets ci-joint une ampliation, j’ai sur votre proposition établi un Bureau de Bienfaisance dans la commune de Séderon et nommé les membres qui doivent le composer.

Je vous serai obligé de faire procéder immédiatement à l’installation des membres de ce Bureau et de me transmettre copie du procès verbal qui en sera dressé.

Agréez, etc.

Cabinet personnel

Nommination des membres du Bureau

de Bienfaisance de Séderon

enregistré f° 237 verso n° 458

Le 18 janvier 1830

Le Conseiller d’Etat etc

Vu la liste des candidats proposée par Mr le Sous-Préfet de Nyons pour la nomination des membres du Bureau de Bienfaisance de la commune de Séderon dont il demande l’établissement,

Vu les ordonnances du Roi du 6 février 1818 et 31 octobre 1821 sur l’organisation et la composition des établissements charitables,

Arrête ce qui suit

Article 1er

Il est établi dans la commune de Séderon un Bureau de Bienfaisance

Art. 2

Sont nommés membres de ce bureau

MM. JULLIEN Jean Denis Baudille, juge de paix

JULLIEN Pierre Antoine Augustin, propriétaire

REYNAUD-LACROZE Joseph Antoine, propriétaire

BONNEFOY François greffier en la justice de paix

BRUIX Jean Michel, propriétaire

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2 Articles barrés

Art. 3

Le percepteur est nommé Receveur du Bureau. Il aura droit a 4 % de remises sur toutes les recettes.

Art. 3

M. ROUBAUD, percepteur des contributions directes à Séderon est nommé receveur du dit Bureau. Il aura droit a 4 % de revenus sur toutes les recettes.

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Art. 4

L’extrait du présent sera adressé à Mr le Sous-Préfet à Nyons qui demeure chargé de son exécution.

Fait etc

C’est ainsi que peu à peu nous arrivons au registre, objet de cette étude.

Pour comprendre le contexte historique

Quelques explications complémentaires

Jusqu’à la Révolution, la charité était à l’initiative des autorités religieuses, et les « pauvres » dans les villes, sont enfermés dans les hôpitaux, dans des conditions épouvantables (1 lit pour 3 personnes, ce sont les 3-8 de l’époque).

La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1793 :

« Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler. »

La charte de l’assistance de 1889 ouvre un droit social, contre la notion d’aumône qui perdure, et réaffirme l’action sociale de proximité :

« L’assistance publique est d’essence communale. C’est par la commune que doivent être désignés les bénéficiaires de l’assistance, parce qu’elle est seule en situation de les connaître. »

La 2e Guerre Mondiale voit l’affaiblissement des Bureaux de Bienfaisance. Avant 1939, le Président du Bureau de Bienfaisance « est autorisé à accepter » les décisions prises par la Commission Administrative du Bureau (fermage, bail, comptes, travaux). A partir de 1940, la Commission administrative du Bureau de Bienfaisance demande : « qu’il plaise au Comité interdépartemental de préfecture d’approuver » ses décisions.

Sous le Régime de Vichy, le Secours National (créé lors de la 1e Guerre Mondiale en août 1914 pour aider les populations civiles à lutter « contre les misères nées de la guerre ») est seul habilité à lancer des appels à la générosité. Il est abondé – entre autres – par les biens des juifs spoliés (d’après les historiens spécialistes de l’époque). Il délègue des actions caritatives à quelques œuvres qu’il sélectionne : l’Armée du Salut et la Croix-Rouge française (« œuvres privées religieuses, mais aussi services publics »).

Les Bureaux de Bienfaisance perdent leurs ressources publiques, et n’interviennent que lorsque les œuvres caritatives officielles refusent d’aider les familles nécessiteuses, au motif qu’il s’agit de femmes célibataires ou divorcées, ou de parents d’enfants allant à l’école laïque. (Je ne parle pas, là, de l’Ancien Régime, mais d’un temps où certains d’entre nous étaient nés ou presque…)

Après la Guerre, le Conseil National de la Résistance rétablit la législation républicaine… et les Bureaux de Bienfaisance.

Aujourd’hui, de même que coexistent école privée et école publique, la complémentarité du service public d’assistance et de l’action charitable privée est bien admise, quoique sujette parfois à des soubresauts idéologiques de l’un ou de l’autre camp.

II. La part du pauvre, la part de Dieu

J’ai lu dans un ouvrage sur les coutumes anciennes que cette « part du pauvre » – assiette surnuméraire que l’on remplit à Noël pour le pauvre qui pourrait passer – s’appelait aussi la « part de Dieu ».

Et c’est bien là toute le problème des Bureaux de Bienfaisance. Ils ont eu beaucoup de mal à s’imposer surtout dans les régions très strictement religieuses. Il semble que ce soit dans le Sud-Est que la population ait le mieux répondu à la demande de création de ces Bureaux.

En Bretagne, dans la Loire, dans l’Ouest plus généralement, ces Bureaux se heurtent à l’hostilité des notables et des populations qui préfèrent la charité individuelle ou organisée par l’Église catholique.

Déjà l’extinction de la mendicité, but premier des Bureaux de Bienfaisance, ne semble pas à tous un but valable, car comment gagner son paradis sans faire l’aumône ? C’est très clairement exprimé par une lettre du Préfet du Morbihan à l’Administration en 1858 :

« On m’objecte entre autres choses que l’extinction de la mendicité est contraire à l’esprit du christianisme (c’est le préfet qui souligne), et cette objection a excité, paraît-il, des scrupules de certains esprits. »

Nombre d’arrestations pour vagabondage ou mendicité en 1847

Il n’y a pas de carte recensant l’existence des Bureaux de Bienfaisance mais en collationnant les statistiques (3 % de communes dotées en Bretagne, 12 % en Loire-Atlantique…) je trouve que la carte recensant les arrestations pour mendicité recoupe tout à fait celle qu’on aurait pu faire du manque de Bureaux de Bienfaisance.

Il arrive que la commission préfectorale soit, elle-même, opposée à la bienfaisance publique. En 1858, toujours, la commission du Finistère fait remonter au Ministère que l’aumône, même organisée, doit rester volontaire car « en perdant la liberté, elle cesse d’être une jouissance pour celui qui donne et un titre à la reconnaissance de celui qui reçoit. La taxe blesse le riche qui se voit arracher avec peine ce qu’il donnerait avec plaisir (comme l’impôt aujourd’hui, je suis sûre que nous serions tous ravis de le donner sans l’obligation…) elle blesse le pauvre qui croit se relever de l’humiliation par l’insolence. »

Comme dit le proverbe : « Fais du bien à un vilain, il te chie dans la main »

Ainsi au milieu du 19e siècle, certains défendent avec vigueur la création de Bureaux libres de charité. On notera le vocabulaire similaire à celui de la « querelle scolaire ».

L’église catholique perdra la bataille de l’enseignement en cette fin du 19e, et elle va perdre la distribution des secours après les législatives de 1885 (victoire des radicaux). Les deux causes se mêlent intimement comme en témoignent les lettres au Ministère Public après ces fameuses législatives. Devant les incitations répétées à la création des Bureaux de Bienfaisance, la correspondance fait rage :

Le préfet de Ploërmel, en 1889 :
« Le comité libre de charité de Mauron se préoccupe particulièrement d’embaucher les élèves pour les écoles libres, et de faire le vide dans les écoles publiques. »

Le même en 1890 :
« Le comité libre de charité de Carnac a été créé non pour soutenir les pauvres, mais pour faire échec au Bureau de Bienfaisance. C’est une œuvre de propagande cléricale et anti-républicaine principalement destinée à affirmer l’influence du clergé. »

Le même en 1893 :
« Tous les membres du Comité libre de Ploërmel appartiennent au parti réactionnaire et clérical. »

Il faut dire que depuis 1879, l’État réserve ses subsides aux Bureaux de Bienfaisance, que le régime républicain entend enfin multiplier.

Il y a même des lettres plus explicites lorsque dans l’Ouest de la France, le comité libre de charité décide d’offrir « une tenue complète pour la communion des enfants ». Le Bureau de Bienfaisance réplique aussitôt, lors d’une délibération, en offrant « une paire de galoches à tout enfant rentrant à l’école laïque ».

Pourquoi tous ces Bretons dans cet article ? Parce que Séderon est en quelque sorte l’antithèse de ces querelles. J’ai bien cherché sans trouver la moindre rivalité charité / bienfaisance, sauf, peut-être… le Père du Pontavice [1]. Il a été le curé de Séderon de 1940 à 1990. Originaire d’une famille de haute noblesse bretonne – famille d’hommes d’église ou de militaires, d’une catholicité très rigoriste (cf. Lou Trepoun n° 43 et l’article de Mme BARRAS) – il a distribué dans les années 40 ce bon de pain qui est l’exacte réplique des bons du Bureau de Bienfaisance. Avec sa culture et son humour discret, il n’a pas pu ne pas sourire intérieurement en pensant à ses origines… Du moins c’est ainsi que je me le rappelle, et, je le redis, cette fine malice qui a été bénéfique pour les familles nécessiteuses ne doit pas faire oublier sa générosité, car il a payé ces bons de ses deniers.

Séderon traverse donc les régimes politiques sans ciller. Bureau de Bienfaisance de la 1ère heure, qui ne change pas son nom (ça coûte, un registre !) qui accueille les bonnes volontés d’où qu’elles viennent, curés, maires, membres à la fois du Bureau et de la Fabrique, argent des catholiques, de l’État, bref, le but passe loin devant les idéologies, comme en témoigne cette délibération.

Session de

Mars 1846

L’an mil huit cent quarante-six et le vingt un mars ; les membres du Bureau de Bienfaisance de Séderon étant réunis dans lieu ordinaire de leurs séances, M. le Maire, président, a donné lecture d’une lettre de M. le Sous-Préfet de Nyons ainsi conçue :

« Nyons, le 11 mars 1846 ; Monsieur le Maire,Par une lettre qu’il m’a chargé de transmettre à Monsieur le Préfet et que vous avez revêtue d’un avis favorable, Monsieur le Curé de Séderon exprime le désir qu’une partie de la maison Lambert soit affectée au logement de la religieuse, qui exerce dans votre commune les fonctions d’institutrice, et offre de faire réparer cette partie de maison, sans qu’il en coûte rien au bureau de bienfaisance. Pour qu’il puisse être donné suite à cette proposition, il est nécessaire qu’elle soit soumise à la Commission administrative du bureau de bienfaisance, et je vous prie de la réunir à cet effet sans aucun retard.

Vous voudrez bien m’adresser le plus promptement possible la délibération qui interviendra, et à laquelle vous joindrez un devis des réparations projetées ; ainsi qu’une promesse de paiement souscrite sur papier timbré par les personnes charitables qui ont l’intention de concourir à la dépense. »

M. le Curé de Séderon, membre de ladite Commission après avoir donné à son tour, lecture de la lettre écrite par lui à M. le Préfet, et dont il est question ci-dessus, a déposé sur le bureau une pièce ainsi conçue :

« Messieurs, les personnes charitables qui se sont offertes pour réparer le second étage de la maison Lambert, désirant être inconnues, prient l’autorité supérieure de vouloir bien les dispenser de signer aucun engagement préalable, et de les laisser libres dans l’exécution des travaux qui y sont à faire et qui s’exécuteront sous la surveillance des membres du bureau de bienfaisance. Si toutefois cette pièce était indispensable, elles feraient en sorte de la fournir.

Je vous présente, Messieurs, en attendant, le devis estimatif des réparations que nécessite ce second étage qui, comme vous le savez, est en ruines, et ne peut être réparé par le bureau de bienfaisance, faute de fonds.

Ce devis s’élève à la somme de mille soixante-sept francs cinquante centimes. Cette somme dépasse de beaucoup les prévisions et les ressources des personnes bienfaisantes qui avaient cru d’abord pouvoir suffire à toutes les réparations. Elles s’engagent néanmoins à exécuter ce devis jusqu’à la concurrence de sept cents francs, ayant la douce confiance que M. le Préfet de la Drôme, qui par dévouement, encourage toutes les œuvres de bienfaisance, trouvera dans son zèle pour l’instruction publique, de quoi suppléer à l’insuffisance de cette somme offerte par la charité.

[…]

Le Maire prie instamment l’autorité supérieure de vouloir bien seconder ce projet qui est tout dans l’intérêt des pauvres et de l’instruction publique.

Et ainsi signé les membres présents à la séance.

Francou, curé Roubaud Villet Bonnefoy Bruis, Maire

Reste à la charge du Préfet : 367,50 F

J’espère que ce long article, destiné à poser le cadre historique de la vie locale de notre commune et de notre Bureau de Bienfaisance, ne vous aura pas lassé. Il vous sera ainsi plus aisé de rencontrer dans le prochain Trepoun les personnes qui gravitent autour du Bureau : administrateurs, bénéficiaires, donateurs, maires, et de comprendre son fonctionnement : gestion, revenus, bâtiments et baux…

Hélène ANDRIANT

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Bibliographie

  • Assistance publique et bienfaisance privée 1885-1914. Didier Renard. Article in « Politiques et management public 1987 ».
  • Mendiants et vagabonds en Bretagne au XIXe. Guy Haudebourg. Chap. 4, les Bureaux de bienfaisance.
  • Revue d’histoire de la protection sociale. 2013/1. Anthony Kitts. Bureau de bienfaisance sous la 3° république.
  • André Gueslin. « L’évolution du Bureau de bienfaisance en France jusqu’en 1914 ».
  • Cours alphabétique, théorique et pratique de la législation civile et ecclésiastique. M. l’abbé André. 1868-1869. Rubrique Bureaux de bienfaisance.
  • Histoire du don en France de 1800 à 1939. Chap. IV : Importance et rôle des libéralités charitables et d’assistance. Jean-Luc Marais. 2015.