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L’Essaillon
« Entre la Tourre et lou Crapoun,
I a moun païs, qu’ei Sederoun »
Alfred Bonnefoy-Debaïs

Etudier, préserver et faire connaître le Patrimoine Historique, Naturel et Culturel de Séderon et de sa Région

Le Comte Charles de Suarez d’Aulan
Article mis en ligne le 1er juin 2018
dernière modification le 31 décembre 2019

par DUMONT-HEUSERS Marie-Francoise
Le Comte Charles de Suarez d’Aulan

– 1910 – 2004 – 


C’est lors d’une promenade dans cette belle région du Toulourenc que nous avons eu la joie de rencontrer le comte d’Aulan. Le portail du château était ouvert et nous regardions timidement l’intérieur de la cour. Un homme d’un certain âge, avenant, marchant d’un pas alerte malgré sa canne nous aborda de façon très accueillante mais prenant la précaution de nous jauger sur notre identité et nos motivations. Son visage s’illumina à l’évocation de mes recherches bibliographiques sur Monseigneur Joseph-Marie de Suarez, un de ses grands-oncles, évêque de Vaison qui le premier avait rassemblé et étudié les inscriptions gallo-romaines trouvées au XVIIe siècle dans l’ancienne capitale des Voconces. Non seulement, nous fûmes invités à visiter le château, mais, ce verre de porto bu dans la belle salle à manger était le début de nombreuses rencontres.

Ce château situé « au bout du monde » comme certains visiteurs aiment à le localiser fut construit probablement au Xlle siècle, sur les restes d’un oppidum romain, à 777 mètres d’altitude, à la limite de la Drôme et du Vaucluse, plus précisément au sud-est des Baronnies, et au nord de Montbrun-les – Bains. Malgré ses hauts murs, le château n’a pas, ou plus, l’austérité d’une construction militaire.

Cependant son implantation sur un éperon rocheux, dominant les gorges du Toulourenc, est bien celle d’une place forte. Il faut le voir apparaître brusquement lorsque l’on remonte de Montbrun et imaginer la difficulté d’accès avant la construction de la route moderne, en 1870.

Mais qui était ce comte accueillant, ouvert, cultivé, travailleur acharné et de surcroît habité par une foi inébranlable ?

Il était né le 6 mai 1910 à Uchaux au château Massillan propriété de ses grands-parents, le marquis et la marquise de Gaudemaris. Son père, Henry était le fils d’Arthur de Suarez d’Aulan qui fut écuyer de Napoléon III. Si nous remontons encore le cours de l’histoire nous voyons la famille Suarez se faire remarquer dès le Xllle siècle à Cordoue et à Grenade. En 1523, elle arrive en France et des 1543, Diego de Suarez fut reçu citoyen de la ville d’Avignon et en devint le troisième consul. La famille au cours des siècles s’implanta par les mariages successifs dans la région et occupa des postes importants.

Quant au château, on ignore la date exacte de sa construction. Il appartient d’abord aux Mévouillon, qui le cèdent le 13 mai 1240 à Hugues du Puy Montbrun… et c’est le 15 mai 1635 que le château passe par mariage dans Ia famille Suarez. Sautons une fois de plus Ies générations et nous arrivons au marquis Jean de Suarez d’Aulan, devenu par mariage, propriétaire des champagnes Piper-Heidsieck. Grand sportif et aviateur, il n’a ni le temps ni la passion pour s’occuper du château familial. Connaissant la ferveur de son cousin germain Charles de Suarez d’Aulan pour la mémoire de la famille, c’est tout naturellement qu’il se tourne vers lui et lui cède le château en 1933. Il lui confie la mission de le restaurer et surtout de le faire revivre. Il ne verra que très peu l’œuvre de son parent puisqu’il sera abattu en combat aérien le 8 octobre 1944.

Le château abandonné et pillé depuis 1914 est en mauvais état, il n’y a plus de meubles et les bâtiments sont délabrés. Le jeune comte – il a 23 ans, rentre d’Algérie où il vient d’effectuer son service militaire – ne se décourage pas et ne se découragera jamais puisque, jusqu’à sa mort, tout son temps libre sera consacré à Aulan.

Le comte d’Aulan nous présente une ancienne pierre trouvée dans son château.
(cliché M.-Fr. Dumont-Heusers pris en 2002).
© Essaillon
Le château d’Aulan, tel qu’on le découvrait en 1904 en montant de Montbrun-les-Bains
Par
© Essaillon

Par ailleurs, Charles d’Aulan, occupe une activité professionnelle. Il travaillera dans les travaux publics puis aux ponts et chaussées jusqu’en 1970. Il fallait bien que ce père de six enfants entretienne aussi sa famille. Laissons le parler pour évoquer ces moments riches en histoire : Lorsque je suis arrivé en 1933, tout était en ruine. Le corps central s’était écroulé, il y avait, au sous-sol deux mètres cinquante de déblais… Avec mes fils et mes neveux, nous avons tout dégagé à la brouette…

Il aurait pu utiliser les aides de l’État, de la région… Mais il fallait penser à ficeler des dossiers et ce genre d’occupation n’était pas pour lui plaire. Vous savez, quand on demande des subventions, il faut non seulement rassembler des papiers mais ensuite, on ne peut plus faire ce que l’on désire, il faut acheter les matériaux à des endroits bien précis et bien souvent l’argent gagné d’une certaine manière est perdu d’une autre.

Jusqu’à la fin des années 50, la route venant de Montbrun-les-Bains n’était pas asphaltée. Comme maire de sa commune, le comte d’Aulan avait essayé en vain, de faire réaliser les travaux par les pouvoirs publics. Un jour, lors d’un dîner, il s’en épancha auprès de son voisin de table, sachant bien évidemment à qui il s’adressait. Ce dernier lui assura à la fin du repas qu’il tâcherait de trouver une solution. Et, l’été suivant, comme par hasard, le circuit de Monte Carlo passait par Aulan et le Conseil Général avait accepté de financer le bitume de la D159.

De nombreux visiteurs illustres se plaisent à séjourner à Aulan. Dès 1935, Jean Giono lors de ses promenades en vélo est fasciné par ce château dominant la vallée. Il y fera plusieurs séjours et s’en inspirera pour ses romans, mais ce qu’il aimait le plus c’était cette douceur de vivre le soir près de la cheminée. Dans son livre Noé, il parle d’une petite fille près de sa mère (il est question de la fille aînée du maître des lieux). Puis c’est René Char qui y séjournera souvent et surtout pendant l’hiver 43, quand le château sera devenu le PC régional de la Résistance. Il y amènera beaucoup plus tard son ami Albert Camus qui avait émis le projet de louer le château pour finir de rédiger Le premier homme. Nous savons qu’il mourut quelques mois plus tard, avant d’avoir réalisé son rêve.

Revenons sur la période 1939-1944. Le comte d’Aulan participa au corps expéditionnaire en Syrie, puis rejoint le maquis Ventoux avant de s’engager clans l’armée régulière. De ces cinq années passées au service de son pays, il recevra quatre décorations militaires dont la Croix de Guerre reçue des mains du général Koenig.

Tout en se consacrant à la restauration du château, Charles d’Aulan n’en oublie pas la vie de la commune. La vie du village est omniprésente au château. Il fut maire de 1941 à 1994 avant de laisser la place a son fils Diego. Depuis 2007, Annie Feuillas, l’épouse de son petit-fils est maire de la commune.

Cet homme cultivé était un membre actif de l’Académie de Vaucluse et il en fut le vice-président pour un mandat. Il s’occupait aussi d’activités caritatives dans la région.

De temps en temps, il arrivait au comte de romancer un peu certains détails lors des visites qu’il organisait dans sa demeure – Ceux qui ont eu la chance de l’approcher savaient que ces digressions étaient le reflet d’une volonté d’accrocher l’attention.

Tous les 15 août c’était la fête à Aulan et l’occasion d’une grande réunion de famille à laquelle venaient s’ajouter quelques amis. Après une messe célébrée dans l’église du village, les convives étaient invités à partager le repas que présidait le comte. S’en suivaient de longues conversations et bien souvent aussi des promenades dans les champs de lavandes voisins.

Le 6 août 2000, le Comte d’Aulan fêtait ses 90 ans. Enfants, petits-enfants, arrières petits-enfants, amis étaient réunis autour de lui pour fêter ce Bon Papa. Ce terme réservé aux petits-enfants caractérisait si bien sa bonhomie, son humour, sa chaleur humaine que bien souvent les intimes l’utilisaient aussi. Comme il était toujours heureux, rayonnant de se retrouver entoure de ceux qu’il aimait !

Armoiries de la famille
© Essaillon

L’été 2003, c’était le tour du pouvoir civil de le mettre à l’honneur. Entouré de sa famille, de ses amis et des autorités locales, pour son activité culturelle, ses amitiés littéraires et artistiques, la restauration du château et son ouverture au public, il recevait des mains du Colonel Bœuf, la Légion d’Honneur. Cette neuvième décoration était l’apothéose d’une vie bien remplie au service de tous.

Le 21 mars 2004, Marie, Louis, Charles Harouard de Suarez, comte d’Aulan décédait pieusement en Avignon. Toute sa vie, il avait été près des siens, avec son cœur et à tous, avec son affabilité et son dévouement. Suivant ses volontés, il est enterré dans le cimetière de la commune d’Aulan.

Aujourd’hui, son petit-fils, le lieutenant-colonel Jérôme Feuillas, a repris le flambeau. Avec son épouse Annie, leurs 3 enfants, et toute la famille, il continue cette œuvre merveilleuse commencée, il y a 75 ans. Ce château qui est une demeure vivante où chaque objet a une histoire dans l’histoire d’une famille [1], est toujours ouvert à la visite.

La modestie du comte d’Aulan aurait souffert en lisant ces quelques lignes, lui qui ne parlait que des siens et surtout de ses trois grands-oncles évêques de Vaison, qu’il avait plaisir à évoquer avec Monseigneur André Mestre (1937-2009), ancien curé de Vaison-la Romaine, lorsqu’ils se retrouvaient dans la cathédrale de Vaison.

Marie-Francoise DUMONT-HEUSERS
Extrait des « Études Comtadines », dans le n°9 publié en 2008
(avec l’autorisation de l’éditeur et de l’auteur)