Tout au long du XIXᵉ siècle, les deux anciens moulins de Séderon ont souvent changé de propriétaire puisqu’on dénombre une dizaine de transactions. Fait curieux, le « plus haut moulin » et le « plus bas moulin » (moulin de St Pierre) seront toujours vendus ensemble. On peut penser que, dans une économie tournant en quasi autarcie, être propriétaire des deux moulins permettait d’éviter toute concurrence et rendait l’investissement plus rentable.
Mais cette précaution ne suffira pas. Au milieu du siècle, la meunerie devient un enjeu suffisamment important pour que se déclenche une petite guerre…
Voyons la chronologie des événements :
- De Xavier Arnaud, l’acheteur du bien national en 1795, les moulins passeront dans les mains de Jean-Baptiste Dethès (de Séderon), sans que l’on connaisse la date de la vente ni s’il y en eut d’autres entre-temps. La seule indication, c’est que le cadastre de 1810 nomme toujours le plus haut moulin « moulin d’Arnaud »
- 1835 – Jean-Baptiste Dethès vend à Augustin Jullien (de Séderon)
- 1846 – Jullien revend à Ami Marius Gleize, notaire aux Omergues, au prix de 9800 francs
- 1847 – le Conseil Municipal de Séderon émet successivement deux avis favorables pour la construction
de nouveaux moulins.
Le premier avis est au bénéfice de Louis Casimir Girard :
« l’an 1847 et le 29 août, le Conseil municipal… donnera son avis motivé sur les avantages et les inconvénients du projet formé par le sieur Louis Casimir Girard, propriétaire à Séderon, d’établir un moulin à farine sur une propriété qu’il possède à Séderon au lieu dit le Plan.
Le Conseil répondant d’abord à l’opposition de M. Gleize trouve que cette opposition est tout à fait naturelle, attendu que M. Gleize est propriétaire des deux moulins existant actuellement à Séderon.
Le Conseil… est d’avis qu’il serait très avantageux aux habitants de Séderon que le sieur Girard construisît son moulin, attendu qu’étant plus rapproché de la source de la rivière la glace n’empêcherait pas le moulin de marcher pendant l’hiver ; et que d’un autre côté, durant la belle saison les moulins existants, faute d’eau, sont insuffisants pour moudre les grains nécessaires à la population de Séderon. »
Le second montre que la guerre des moulins est déclarée : moins de 15 jours après s’être vainement opposé au projet de Girard, Gleize obtient à son tour un avis favorable :
« l’an 1847 et le 12 septembre, le Conseil de Séderon… donnera son avis motivé sur les avantages et inconvénients du projet formé par M. Gleize, notaire aux Omergues, propriétaire à Séderon, d’établir un moulin à farine sur les propriétés qu’il possède à Séderon, lieux dits les Béaux, le Pré de la Cour et l’Enclos.
… M. Gleize se soumet à ne jamais établir de prise rebelle, soit avec des rochers, bâtisse, pas même avec des pieux de bois ; qu’il se conformera toujours aux règlements et usages prescrits par les lois sur la police des rivières, c’est-à-dire que la prise d’eau qui n’aura que 25 à 30 centimètres d’élévation ne sera jamais faite qu’avec de la terre, du gravier et des pierres mouvantes qu’une simple crue d’eau enlèvera toujours sans résistance aucune ; que néanmoins, si cette prise d’eau ainsi faite pouvait occasionner le moindre dommage, M. Gleize s’oblige à le réparer avec une juste indemnité…
Le Conseil considérant que la construction d’un moulin à farine dans l’enceinte du village ne présente non seulement aucun inconvénient mais qu’elle offre au contraire des avantages d’autant plus précieux qu’elle entre dans l’intérêt du bien public puisque les habitants auront la facilité, au besoin sans le secours même d’une bête de somme, d’y transporter leur grain, rapporter leur farine, et de ne jamais les perdre un instant de vue !! avantage qu’on n’a plus lorsqu’il faut aller au loin et confier la plus précieuse des denrées à la merci de mains qu’on ne connaît pas toujours.
Par tous ces motifs nous estimons que la demande de M. Gleize doit être favorablement accueillie et nos vœux, comme ceux de nos administrés, seront satisfaits… »
On croirait lire du Victor Hugo ! Dans l’intérêt du bien public, le moulin sera érigé au centre du village, même s’il faut pour cela autoriser Gleize à construire un aqueduc au-dessus d’un chemin communal et une écluse au-dessus d’un champ de foire :
« L’an 1849 et le 17 juin le Conseil Municipal réuni… à effet de savoir s’il doit autoriser M. Gleize pour la construction d’un aqueduc qui doit traverser un chemin vicinal, qui doit lui servir à faire jouer un moulin qu’il se propose de construire à Séderon.
Le Conseil est unanimement d’avis… d’autoriser M. Gleize à construire cet aqueduc sous la condition expresse qu’il le construira de manière à ne pas gêner la voie publique et qu’il s’obligera de l’entretenir à perpétuité… et construira son écluse de manière à éviter tout danger, attendu qu’elle sera établie sur un champ de foire ».
- 1850, janvier – le projet présenté en 1847 par Girard semble avoir été mené à bonne fin. Un moulin a été construit au Plan et ce moulin fonctionne puisque le Conseil Municipal doit prendre une délibération pour réglementer le droit d’usage de l’eau :
« L’an 1850 et le 6 janvier, M. le Maire ayant donné connaissance d’une lettre de M. le Sous-Préfet de Nyons concernant le moulin de M. Girard de Séderon.
Le Conseil considérant que l’usine en question, tout en procurant à la Commune des avantages en établissant la concurrence avec les autres moulins, a néanmoins le grave inconvénient de troubler le lavage du linge et surtout celui du blé [1] qui ne peut se faire ailleurs si ce n’est dans le ruisseau de la Meuge [2] en aval du moulin…
Considérant que c’est surtout dans le mois d’octobre que s’opère le lavage de la plus grande quantité de blé et désirant à la fois prendre l’intérêt de l’usine et respecter un droit précieux dont les habitants ont fait usage de tous les temps.
Est d’avis que la proposition de M. l’Ingénieur (nom illisible) consistant en ce qu’à partir du 15 mai jusqu’au 15 septembre la vanne motrice de l’usine ne puisse être levée que deux fois par jour à 6 heures du matin et à 6 heures du soir soit remplacée par celle-ci :
« à partir du 15 mai jusqu’au 31 octobre la vanne motrice ne pourra être levée que deux fois par jour, savoir à 3 heures du matin et à 4 heures du soir » »
- 1850, décembre – Il n’y aura par contre ni moulin, ni aqueduc, ni écluse au centre du village.
Gleize a perdu la bataille : il doit renoncer à son projet de construction et vendre, le 17 décembre, ses deux moulins à François André Jourdan, propriétaire agriculteur à Châteauneuf-Miravail. L’acte, établi par Me Reynaud-Lacroze, notaire à Séderon, décrit évidemment les biens vendus :
« Les moulins à grains et à huile que M. Gleize possède sur le territoire de Séderon, dont un est situé lieu dit le plus haut moulin et consiste en maison d’habitation, moulin pour le froment, gruaire, pressoir d’huile, écurie, grenier à foin, décharge, jardin et petite terre labourable, tout contigu… Et l’autre est situé lieu dit Saint Pierre appelé le plus bas moulin qui consiste en un moulin pour le froment, en basse-cour et petite terre labourable »
Il comporte surtout des dispositions qui enterrent définitivement tout projet concurrent :
« Il est expressement convenu comme condition essentielle sans laquelle la présente vente n’aurait pas lieu que M. Gleize s’interdit pour jamais d’user de l’autorisation qui lui a été accordée pour construire des moulins à Séderon… »
La guerre des moulins vient de se terminer et, comme dans toute guerre, le vaincu n’a pas la part belle :
« Les ventes des immeubles et droits (…) sont consenties moyennant la somme de 8700 francs seulement, vu le grand nombre de réparations dont les bâtiments vendus ont besoin, vu les concurrences qui sont établies dans le voisinage, celles qu’on peut y établir encore, vu qu’il a été construit un autre moulin à farine à Séderon par ledit M. Jourdan acquéreur, depuis la vente à M. Gleize par M. Jullien et qu’on peut en construire d’autres. ».
Gleize fut donc obligé de vendre moins cher qu’il n’avait acheté 4 ans plus tôt, au motif que la concurrence impose une baisse de prix : comment dire plus clairement que c’est Jourdan qui tire les ficelles, puisqu’il est à la fois l’acheteur et le concurrent. En rachetant à son adversaire les deux anciens moulins pour la somme de 8700 francs seulement et en interdisant toute nouvelle construction, le voilà en situation de monopole.
Tout ceci était affaire de notables, d’investisseurs dirait-on aujourd’hui : Gleize était notaire aux Omergues, Jourdan est désigné comme « propriétaire agriculteur vivant de ses revenus ». Le meunier de l’époque est néanmoins cité dans l’acte : « Messieurs Gleize et Jourdan nous disent que les moulins vendus sont affermés à Joseph Jourdan de Séderon d’après acte reçu par Me Boin, notaire à Saint Vincent… daté du 29 septembre 1841. »
La curiosité, c’est que l’acte désigne Jourdan comme le constructeur du moulin au Plan. Deux actes notariés de 1851 et 1855 permettent de mieux comprendre pourquoi :
- 1851 – 2 janvier – Jourdan achète à Joseph Reynier, dit canari, propriétaire cultivateur à Séderon, lieu dit la Bajore « le droit de construire des prises d’eau et des canaux sur les propriétés que le sieur Reynier possède sur Séderon, lieu dit Le Plan et les Iscles, pour conduire les eaux de la rivière Meuge (2) ou de la Combe au moulin que le dit Jourdan construit lieu dit le Plan ».
- 1855 – 17 décembre – vente par Jourdan à Jean Michel Aubert, de Séderon, de :
« tout un tènement d’immeubles, consistant en bâtiment, terres labourables, pâtures et gravier… que le dit Jourdan possède lieux dits le Plan, les Iscles et la Jean André… si ce n’est les réserves ci-après que se fait le dit Jourdan, comme propriétaire de tous les moulins qui sont situés sur le territoire de Séderon :
- comme dans le bâtiment vendu se trouve un moulin à grain et à huile, Jourdan se réserve d’enlever toutes les meules et outils qui servent à faire jouer ces moulins
- Jourdan interdit au dit Aubert, à perpétuité, le droit de pouvoir faire aucuns moulins à grains, c’est-à-dire faisant de la farine, aucuns moulins à huile, aucuns gruaires…
Le dit Jourdan a déclaré tenir les immeubles vendus, savoir :
- La terre où est le bâtiment, de Louis Girard de Séderon, d’après acte reçu Me Boin, notaire à St Vincent, il y a environ dix ans
- La terre au couchant, dudit Louis Girard et de Casimir Girard son fils, sur les quels elle a été expropriée… et adjugée au dit Jourdan d’après jugement du Tribunal de Nyons en date du 7 janvier 1852. »
On comprend alors, avec un certain étonnement, que lorsque Girard avait demandé le droit de construire un moulin, il n’était déjà plus propriétaire du bâtiment ; et que Jourdan avait réussi à acheter les terres de Girard à la suite d’une expropriation judiciaire !
Ce qui est également très étonnant, c’est que l’acte est passé « à Montfroc, dans une chambre de la maison de Sr Paul Garnier, propriétaire et aubergiste, où les parties nous ont requis de nous rendre » par Me Reynaud-Lacroze [3]. La transaction devait-elle rester secrète le plus longtemps possible ?
Si on démantèle le moulin du Plan en enlevant les meules, c’est qu’on avait vu trop grand : la capacité de moulinage est trop importante en regard de la production de grains du pays. Mais on garde un œil sur la rentabilité et Jourdan prend bien soin d’éviter toute concurrence : il interdit, comme il l’avait fait 5 ans plus tôt à l’encontre de Gleize, de faire tourner un moulin au Plan, et cela à perpétuité !
- 1858 – Trois ans plus tard, la situation évolue encore : Jourdan abandonne ses moulins et les vend à Pierre Fauque, propriétaire cultivateur à Rosans (Hautes Alpes) pour un prix de 9500 francs. L’acte indique que « le moulin situé sur le territoire de Séderon, lieu dit Saint Pierre, est en ruine et ne joue plus… ». Après le moulin du Plan, c’est celui de St Pierre qui cesse de fonctionner !
- 1859 – acte d’échange entre Pierre Fauque et Pierre Daudel, maire de Séderon.
- 1865 – vente de Pierre Daudel à Jean-Joseph Girard, propriétaire et meunier à Eygalayes, au prix de 12120 francs. L’acte précise que Girard « se propose de faire faire des réparations… et notamment de changer la turbine ou rouet et la meule du moulin appelé le plus haut moulin ». On comprend mieux cette intention lorsqu’on sait que Jean-Joseph Girard va installer son fils François comme meunier. En même temps que les moulins, Girard achète probablement à Daudel la ferme de la Grand Chane, où sa famille restera établie jusqu’aux années 1970.
- de 1867 à 1920, les moulins vont rester la propriété d’une même famille.
Cyprien Aumage, de Séderon, les achète le 17 février 1867. Dès le 27 mai, sans doute à la suite d’un arrangement de famille, son beau-père Joseph Aubert en devient le nouveau propriétaire.
Il habite le plus haut moulin au moment de son décès en 1874. C’est alors sa petite-fille, Marie-Rose Aumage épouse Reynaud, qui en hérite. Puis, à la mort de cette dernière en 1894, sa fille Marie-Rose Reynaud en hérite à son tour.
- Enfin le 11 juillet 1920 Mme Marie Rose Reynaud vend le plus haut moulin [4]. Le prix de la transaction ? 10000 francs. L’acheteuse ? Elle se nomme Angèle Anaïs Marie Guillaumet. L’histoire continue, mais il faut maintenant l’appeler « histoire du moulin d’Angèle » !
pour la documentation, et de Georges Poggio pour les recherches généalogiques